Depuis sa création douloureuse en 1947, le Pakistan a connu trois constitutions, deux coups d’Etat, et aucun de ses 29 chefs de gouvernement n’a jamais terminé son mandat. Un pays dont l’instabilité et la fragilité contrastent avec sa force nucléaire qui en fait une puissance régionale majeure, capable de dissuader l’Inde, sa rivale historique et religieuse, de menacer son existence.
Le cœur historique des Indes
Paradoxalement, cet Etat au nom artificiel et seulement religieux[1] occupe la région la plus emblématique, historiquement parlant, des Indes. Séparé du monde persan par une succession de massifs montagneux (Kirthar, Brahi, Toba Kakar…), il est arrosé dans sa plaine, du nord au sud, par le célèbre fleuve Indus, qui a donné son nom à l’Inde, traduction grecque du nom sanskrit « Sindhou », qui signifie tout simplement « le fleuve ». C’est l’un des sept fleuves sacrés de l’hindouisme, auquel il convient d’ajouter une rivière parallèle disparue durant le IIIe millénaire AC, la Sarasvati, totalement asséchée avec la formation du désert du Thar, lequel fait office aujourd’hui de frontière centrale avec l’Union indienne. Deux fleuves sacrés, donc, sur les sept de la religion hindoue, sont aujourd’hui au Pakistan.
Cette région vit naître ce qu’on appelle la Civilisation de l’Indus, l’une des plus anciennes que nous connaissions dans le monde, toutefois la plus récemment découverte, au milieu du XIXe siècle seulement, par l’ingénieur britannique Alexander Cunningham (1814-1893). Mais c’est surtout au XXe siècle qu’une succession d’archéologues, en particulier John Marshall (1876-1958), révèlent l’existence d’une civilisation presqu’aussi ancienne que l’égyptienne, mais dont les artefacts sont plus fragiles et moins parlants.
La Civilisation de l’Indus, première civilisation indienne, entre 3000 et 1900 AC
Cette civilisation, visible dans plusieurs sites (les plus connus étant Harappa et Mohenjo-Daro) possédait une écriture que nous n’avons pas encore réussi à déchiffrer, constituée d’au moins 200 signes de base que l’on peut combiner pour obtenir jusqu’à 400 signes composés. On pense qu’elle se lisait en boustrophédon, alternativement de droite à gauche et de gauche à droite.
Ce qui est certain, c’est qu’elle est la plus ancienne civilisation de l’Inde, car elle n’a échangé ses artéfacts qu’avec ceux de la Perse à l’ouest, ne commerçant aucunement avec l’est, ce qui laisse supposer qu’aucune civilisation aussi avancée qu’elle n’existait alors, ni dans l’actuel Rajasthan ni dans la vallée du Gange[2].
Ruines de Mohenjo-Daro (Crédit : Quratulain).
Il est possible que les invasions aryennes du IIe millénaire soient responsables de la disparition de cette civilisation, encore que l’hypothèse avancée aujourd’hui soit qu’elles soient survenues après cette disparition. Ce qui est certain, en revanche, c’est que des peuples aryens, migrant depuis la steppe pontique, ont pénétré dans cette région puis se sont enfoncés profondément dans toute l’Inde du nord et du centre. Leurs différentes langues, se mêlant aux langues locales, ont donné le groupe des langues dites « indo-européennes ». La rencontre entre les croyances religieuses des envahisseurs et celles de indigènes se reconnaît dans les nuances existant entre la weltanschauung iranienne et mésopotamienne et celle du brahmanisme. En Mésopotamie et en Iran s’imposent l’idée que l’existence ici-bas est une corruption, que le monde est sous l’empire du mal, mais qu’un jour le bien triomphera. En Inde, la formule diffère : l’âme universelle, divinité immanente, le brahman, est amputée de multiples morceaux vivant dans les corps vivants, les âmes individuelles ou atmans, et le but de l’homme, à la fin de ses réincarnations, est de permettre à son atman, de rejoindre le brahman et s’y dissoudre (nirvana).
Mais aujourd’hui, c’est surtout la génétique qui permet de retrouver le mélange entre Aryens et Indiens de souche. « Aryen », qui a donné « Iran », signifie « le maître » : ce sont ces envahisseurs qui sans doute ont inspiré la distinction des hommes en castes, lesquelles ont pris place dans le brahmanisme[3].
Un pays constamment envahi
C’est une constante historique pour le Sous-continent indien d’être envahi depuis l’ouest ; d’abord ces Aryens, puis les Perses qui en sont des héritiers. Sous le règne de Darius Ier (540-486 AC), l’empire achéménide s’imposa comme protecteur ou suzerain des différents rois de la région, non seulement sur la rive droite de l’Indus, à Taxila, dans le Gandhara, mais également sur la rive gauche, au royaume des Oxydraques (le nom est donné par les Grecs) où le Roi des rois pouvait recruter des mercenaires.
De fait, il paraissait logique à Alexandre, dont le dessein était de conquérir l’empire perse, de franchir l’Indus pour affronter ceux qui avaient été, d’une manière ou d’une autre, liés avec la Perse, de même qu’il avait soumis l’Egypte. C’est dans la partie pakistanaise du Pendjab qu’il vainc le roi Poros en juillet 326 AC. Contraint par ses hommes de mettre fin à sa conquête, Alexandre repasse l’Indus en sens inverse, mais installe sur la rive gauche ses propres satrapes, ou bien donne ce statut aux rajas locaux, lesquels se font submerger par l’empire maurya, mais en conservant le patrimoine culturel légué par cette rencontre, à la fois brève et intense, entre les Grecs et l’Orient. A cette époque, le bouddhisme était encore très vivace aux Indes, et l’influence hellénistique a permis de concevoir une sorte de civilisation gréco-bouddhique, participant au rêve d’union entre l’Occident et l’Orient, que l’historien Jacques Benoist-Méchin (1901-1983) a résumé en sept biographies de personnalités politiques occidentales[4], dans une démonstration discutable mais qui, dans son principe, a le mérite de rappeler une réalité historique.
Cette civilisation dura jusqu’au Ve siècle de notre ère. Dans l’intervalle, un empire gupta avait succédé à l’empire maurya, sur un territoire agrandi d’une grande partie de la côte est de la Péninsule. Les Guptas ont dû subir la pression des Huns blancs, puis une désagrégation interne qui vit éclore plusieurs royaumes indépendants. Dans la première moitié du Ve siècle, Harsha, un prince des environs de Lahore qui avait combattu dans sa jeunesse les Huns Blancs, réussit, mais seulement pour la durée de son règne, à constituer un éphémère empire sur l’Inde du nord. Bouddhiste et végétarien radical, il incarnait une tendance de la spiritualité indienne, où revenait en force le brahmanisme, quand soudain, en 711, les Arabes envahirent le pays, conduits par un jeune conquérant de dix-sept ans, Mohamed Ibn al Qasim (681-715), qui ne fut arrêté que par le désert du Thar. Nommé gouverneur du Sindh par le calife omeyade dont la capitale est alors Damas. C’est le premier épisode d’une longue série d’incursions d’une violence incomparable, s’étalant sur plusieurs siècles : massacres et déportations qui, d’une invasion à l’autre, arabe, persane, turco-mongole, ont réduit la population et imposé une nouvelle religion très majoritaire, sans réduire toutefois la diversité ethnique et linguistique du pays, aujourd’hui encore abritant 80 langues. Le pendjabi, bien que ne jouissant pas d’un statut de langue officielle, est parlé par 40% de la population, le pachto par 18%, le sindhi 15%, le saraiki 12%, l’ourdou 7%, le baloutchi 3%, le brahoui 1%…
(Modifié de : Abbasi786786)
La sécession de 1947
Le Raj britannique ne changea pas cette diversité, sinon en rapprochant les populations par des moyens modernes. Il ne modifia pas non plus la position dominante de l’islam, bien naturelle puisque cette Inde de l’ouest était la voisine immédiate des puissances musulmanes : dans une certaine mesure, on peut dire qu’il y avait quelque chose de logique dans cette influence venue de l’ouest, qui a commencé avec les invasions aryennes, puis le rayonnement hellénistique, enfin l’islam.
Devant la perspective d’une indépendance des Indes britanniques, le leader indépendantiste musulman Mohamed Jinnah (1876-1948), chef de la Ligue musulmane, fit adopter le 24 mars 1940 à Lahore une résolution demandant que l’on séparât de la future Union indienne les régions à majorité musulmane. Nous mettons ici de côté le Bangladesh, qui de 1947 à 1971 a formé un « Pakistan oriental » gouverné depuis le Pakistan occidental, puisque notre étude ne concerne que le Pakistan d’aujourd’hui.
Jinnah, fondateur du Pakistan
Avant la partition, le pays abritait une forte minorité de 15% d’hindous[5]. Après les déplacements tragiques de populations dans les deux sens de la nouvelle frontière, cette proportion est descendue à un peu plus de 2% aujourd’hui, en grande partie dans la province du sud-est appelée Sindh. Notons qu’avant la Partition, le Sindh comptait 25% d’hindous, et à Karachi, sa capitale, les Hindous étaient majoritaires et exerçaient une domination économique : de fait, nombre de Sindhis auraient préféré se voir accorder leur propre indépendance, mais, comme pour plusieurs d’autres régions en Union indienne, c’est la partition sans autre choix qui s’est imposée à eux.
La religion musulmane, seul ciment du pays
Tandis que l’Union indienne a tenté d’imposé l’hindi comme langue nationale en 1947, avant de reculer devant l’opposition du reste de la population – qui, à 60%, ne parle pas cette langue – au Pakistan on crut trouver une solution en sens inverse : au lieu de chercher à imposer le pendjabi, pratiqué lui aussi par 40% des habitants, on proposa au contraire comme langue nationale une langue très minoritaire, l’ourdou (7%), que l’on ne pourrait donc pas accuser d’impérialisme. Cette solution pouvait éventuellement convenir sur un territoire d’un seul tenant, mais au Pakistan oriental, éloigné de deux mille kilomètres et où l’immense majorité[6] parle le bengali, l’imposition de l’ourdou, par trop artificielle, entraina une querelle linguistique qui joua un rôle dans la guerre d’indépendance de 1971.
Ce qu’il convient de retenir, c’est que le projet de Jinnah se limitait à permettre l’éclosion d’une « nation musulmane » qui se sentirait maîtresse chez elle, sans devoir supporter la suprématie hindoue ; mais ce n’était pas une nation au sens ethnique, ni linguistique, de sorte que son nom lui-même est artificiel : le « Pays des purs » (Pak, en ourdou) renvoie à l’injonction de l’islam, dont le mot est traduit le plus souvent par « soumission », mais qui est étymologiquement engendré par l’araméen hawei shelim, que l’on trouve dans la Genèse (17-1) quand Dieu dit à Abraham : « Sois parfait ». Autrement dit, on aurait pu appeler cet Etat « le Pays de l’islam », et c’est d’ailleurs dans cet esprit que l’on construisit puis inaugura, en 1967, pour remplacer le port de Karachi trop excentré, une nouvelle capitale dans l’extrême-nord de la plaine de l’Indus, Islamabad, « la ville (bad) de l’islam ».
Sept ans plus tôt avait été inaugurée Brasilia, mais cette ville nouvelle porte le nom du pays dont elle est la capitale, tandis que le nom même d’Islamabad résume à lui seul le projet politique de Jinnah : rassembler le plus grand nombre possible les musulmans des Indes et leur offrir un territoire où ils pourraient vivre entre musulmans. Naturellement, cette ambition a provoqué un exode d’hindous partant se réfugier dans l’Union indienne, et en sens inverse de musulmans fuyant les territoires à majorité hindoue. 15 millions de personnes furent concernées, dont la plupart abandonnèrent tout pour vivre ailleurs en sécurité. Comme toujours dans ces mouvements massifs, des tragédies se produisirent, la rancœur inter-religieuse s’exacerba, des affrontements spontanés occasionnèrent 1 million de morts. Dans le Sindh, Karachi, à majorité hindoue, fut submergée par des réfugiés musulmans de langue ourdoue, que l’on appelle du nom arabe de muhadjir (réfugié), reconnus comme un groupe ethnique à part entière, arrivés sur leur terre promise, tandis que plus de la moitié des hindous[7] s’enfuirent de l’autre côté de la frontière.
Les frustrations face à la puissance de l’Union indienne
Naturellement, ces contours exclusivement religieux du nouvel Etat ne pouvaient qu’engendrer des frustrations pour les nouveaux « Pakistanais ». La ligne de partage avait été dessinée en cinq semaines par un avocat londonien, Cyril Radcliffe (1899-1877) choisi par le premier ministre Attlee pour son ignorance parfaite des Indes, supposée garantir son impartialité : aidé de deux musulmans, d’un sikh[8] et d’un hindou, il avait agi dans la précipitation, sans résoudre le problème du Cachemire, ni celui de l’archipel des Laquedives (à 96% musulman), et sans démêler l’écheveau du Pendjab, se contenant de proclamer Lahore capitale d’un Pendjab musulman, et Amritsar capitale de sa partie indienne – probablement sous l’influence de son conseiller sikh, Amritsar abritant le Temple d’or, centre spirituel de la religion sikh. Honoré en Angleterre[9], Radcliffe n’en était pas moins revenu insatisfait de son bref séjour aux Indes – où il n’est jamais retourné – jusqu’à refuser ses honoraires, effaré par les conséquences de la Partition.
Entre le Pakistan et l’immense Union indienne, le rapport des forces était disproportionné. Deux guerres portant sur la possession intégrale du Cachemire, en 1949 et 1965, puis la guerre d’indépendance du Bengladesh (aidé par l’Union) se sont conclues à chaque fois sur une humiliation, et l’accès de l’Union à l’arme nucléaire en 1974 sembla sceller une fois pour toutes ce déséquilibre. Mais le propre de l’arme atomique – comme de toute arme, d’ailleurs – est de venir au secours du plus faible, et lorsqu’en 1987, le Pakistan à procéda à un essai sous-terrain de sa première bombe[10], les deux pays se retrouvèrent dans l’incapacité mutuelle de s’attaquer l’un l’autre[11].
Cet outil dissuasif lui est évidemment précieux, mais au profit de quelle politique ? Beaucoup de fanatiques musulmans dans le monde l’appellent « la bombe islamique », comme si elle devait servir d’abord les desseins non pas d’un peuple, mais d’une religion belliqueuse, plutôt que, tout simplement, la souveraineté d’une nation. Cela en dit long sur la perception que le monde musulman lui-même a de ce pays sans passé, sans autre histoire que les quelques décennies qui nous séparent de 1947. Mais le fait que le mollah Omar, chef des Talibans, ait pu en 2013 mourir paisiblement, si l’on ose dire, dans un hôpital de Karachi, donc loin du front ; le fait que Ben Laden aurait été tué en 2011 par un commando américain au nord du pays, à Bilal, ont renforcé le statut du Pakistan dans le monde musulman en lutte contre l’Amérique.
Une politique intérieure instable
Quant à sa politique intérieure, elle n’a jamais atteint son équilibre. Sur la trentaine de
premiers ministres que le pays a connus, aucun n’a terminé son mandat. Pour acheter leur tranquillité, tous les gouvernements ont eu recours à des emprunts obtenus auprès de l’étranger, aujourd’hui principalement la Chine. Mais la particularité des prêts chinois (4,5 milliards d’euro) est de courir sur 15 ans à un taux très élevé, environ 6%, tandis que ceux contractés auprès du FMI ou de la Banque mondiale s’étalent sur 30 ans et vont de 1 à 3%. Qui plus est, ce sont des entreprises chinoises qui conduisent les projets d’équipements, lesquels équipements sont ensuite contrôlés par la Chine… Un procédé que l’on retrouve ailleurs, en Tanzanie, à Ceylan etc. : les pays en question, se trouvant rapidement dans l’incapacité d’honorer leur dette, cèdent à bail emphytéotique des équipements, des ports, ou des terres, un peu comme, jadis, les Nouveaux Territoires cédés par la Chine à la Grande- Bretagne en 1899 pour agrandir Hong-Kong. Au besoin, le créancier n’hésite pas à se rappeler au bon souvenir du débiteur quand cela est nécessaire : par exemple, au cours de l’été 2023, en pleine chaleur, les centrales électriques, dispensatrices d’air conditionné ou ventilé, ont été éteintes par la maintenance chinoise au motif que le Pakistan ne payait plus ses dettes.
La monnaie locale, la roupie pakistanaise, est en chute libre, à 0,0033 euros en octobre 2024 ; le taux de pauvreté est de 37%, le télétravail est privilégié, quand cela est possible, pour éviter la dépense des transports publics, et même la consommation de thé est limitée pour soulager, là encore, le coût de son importation.
Naturellement, beaucoup d’autres pays dans le monde sont ou se trouveront bientôt plongés dans une situation comparable, compte tenu des tensions actuelles qui pèsent sur l’économie, mais pour faire face à ses défis, le Pakistan ne peut compter sur aucune cohésion nationale, seulement la possibilité de vivre en commun une intense ferveur religieuse proposée par les écoles coraniques du pays. Mais cet expédient ne suffit pas à surmonter ses faiblesses internes ; et même, dans les régions peuplées de Pachtounes, les écoles coraniques – madrassas – ne font qu’exacerber un irrédentisme porté aujourd’hui par les Talibans. Expliquons-nous.
L’hypothèque pachtoune
Bien avant la création du Pakistan, quand les territoires qu’il recouvre n’avaient pas été réunis sous ce nom et ne constituaient encore que la partie occidentale du Raj britannique, un premier tracé britannique de frontière vint obérer l’avenir. On dit souvent que l’Afghanistan est « le cimetière des empires », mais c’est faux, cette région que l’on appelait Bactriane sous l’antiquité a connu plusieurs invasions que ses montagnes n’ont nullement arrêtées et qui ont façonné son histoire. Ce qui ici intéresse notre sujet, c’est le traité de Gandamak, imposé par le Raj britannique en 1879, qui reconnaît un protectorat puis un partage d’influence entre la Russie au nord et l’Angleterre au sud du pays. Dans le cadre de ce protectorat (la politique intérieure est laissée à l’émir mais la, politique extérieure est décidée à Londres), le Raj, dont la frontière occidentale avait été jusqu’alors l’Indus, annexa de 1893 de larges parties de l’Afghanistan, le privant de son accès à la mer d’Oman. Le diplomate Mortimer Durand (1850-1924) fut chargé du nouveau tracé : l’ampleur de l’annexion explique l’amertume des Afghans au moment de la création du Pakistan, qui ne se préoccupa nullement de rendre les régions qui lui avait appartenues avant 1893.
Or, parmi les populations annexées, on constate au centre une forte proportion de Pachtounes qui aujourd’hui résident au Pakistan.
La population pachtoune à cheval sur les deux Etats
Cette situation entraîne deux conséquences.
La première est l’impossibilité pour un nouvel envahisseur de se rendre maître de l’Afghanistan, puisque dans ce pays montagneux, les Pachtounes peuvent à tout moment passer la frontière et se réfugier dans la partie pakistanaise où ils sont naturellement comme des poissons dans l’eau. L’URSS, entre 1979 et 1989, puis les Etats-Unis, entre 2001 et 2021, ont souffert de cette ambiguïté, puisqu’ils n’ont pas osé franchir cette frontière, mais il est évident que, pour vaincre les Talibans, principalement pachtounes – le mollah Omar en était[12] -, il aurait fallu envahir le Pakistan, où les Pachtounes forment la deuxième ethnie en importance, après les Pendjabis. C’est ainsi qu’est né le mythe de « l’Afghanistan cimetière des empires », parce que ni l’URSS ni les Etats-Unis n’ont accepté de prendre le risque d’impliquer le Pakistan dans leurs guerres.
Mais la deuxième conséquence, corollairement à la première, est un conflit latent du Pakistan avec l’Afghanistan depuis 1947. La partition entre hindous et musulmans s’est réalisée en oubliant complètement que les Pachtounes à l’est du nouveau pays inventé par Jinnah n’étaient pas des Indiens, mais des Afghans annexés. Pour mieux le comprendre, imaginons qu’avant 1914, une partition de l’Allemagne se fût produite, incluant l’Alsace dans une Allemagne rhénane, passant par pertes et profit la revendication française datant de 1871 : c’est exactement la même chose qui oppose l’Afghanistan au Pakistan, et il n’existe aucune raison de croire que l’irrédentisme pachtoune prendra fin. De fait, les échanges de tirs à la frontière sont monnaie courante.
Une frontière poreuse au Balouchistan
Il n’y a pas qu’au pays pachtoune que le Pakistan est confronté à son manque d’identité. Au sud-ouest, sa province du Baloutchistan jouxte le Baloutchistan iranien, que la République islamique appelle Sistan-Baloutchistan, une région où l’islam est sunnite, au contraire de l’Iran chiite. Exaspéré de voir des activistes baloutches agir en Iran et se réfugier au Baloutchistan pakistanais – de même que les Pachtounes talibans en guerre contre les Etats-Unis se servaient de la région pachtoune pakistanaise comme d’une base arrière – l’Iran n’a pas hésité le 16 janvier dernier à envoyer des missiles frapper un camp d’activistes baloutches iraniens. On peut comparer cela aux bombardements américains sur le Cambodge ou le Laos, mais visant le Vietminh durant la guerre du Viêt-Nam. Deux jours plus tard, ce fut au tour du Pakistan de bombarder un camp de Baloutches pakistanais séparatistes sur le territoire du Baloutchistan iranien. Certes, les deux Etats ont un intérêt commun à réprimer l’indépendantisme baloutche chacun dans son pays, mais le fait qu’ils se permettent de frapper le sol de leur voisin pose deux questions : une première sur leur conception de la souveraineté territoriale, une seconde sur leur cohésion nationale – même si l’on ne peut pas comparer les deux Etats, l’Iran étant beaucoup plus homogène, à part son Kurdistan au nord-ouest et son Baloutchistan au sud-est.
Conclusion
Commentant la situation du Pakistan soixante ans après sa création, l’historien Eric-Paul Meyer écrivait : « Nul ne sait où va passer ce Pakistan d’utopie, ce pays de nulle part »[13].
Sa formation fut motivée par une inquiétude sincère de Jinnah, lequel d’ailleurs n’a pas été l’auteur de ce projet : son nom lui-même, inspiré à la fois de son sens en ourdou et des premières lettres des provinces appelées à se réunir, a été forgé en 1933 par le poète Choudary Rahmat Ali (1897-1951) dans une adresse rédigée depuis Cambridge « au nom des trente millions de musulmans du Pakistan, qui vivent dans les cinq régions du nord de l’Inde : le Pendjab, la province de la Frontière du Nord-Ouest (Afghanistan), le Cachemire, le Sind et le Baloutchistan »[14]. Mais on remarquera que le Bengale oriental, futur Pakistan oriental puis Bangladesh, n’était pas mentionné. Il faut également se souvenir d’un autre poète encore, et aussi penseur, le pendjabi Mohamed Iqbal (1877-1938), qui avant Jinnah ont rêvé d’un pays indien musulman ; capable de passer par-dessus les diversités ethniques de la mosaïque indienne.
Choudary Rahmat Ali, inventeur du nom « Pakistan »
L’histoire de l’islam montre que, depuis son apparition brutale au VIIe siècle, il s’est toujours déployé de manière ondulatoire, alternant des phases d’accalmie et de recrudescence : pensons aux Almoravides, aux Fatimides, aux Almohades, tous animés par une instrumentalisation politique de leur religion, de la même manière qu’aujourd’hui le Wahhabisme en Arabie saoudite, et, plus importants encore, les Frères musulmans qui, bien que sunnites, ont su inspirer jusqu’à la révolution chiite iranienne. Mais si le mouvement ondulatoire se confirme dans l’avenir, alors le monde connaîtra une nouvelle accalmie et, comme la marée qui, en se retirant, découvre les rochers jusqu’alors submergés, l’islam aura peut-être plus de difficultés d’assurer la cohésion de cet Etat pakistanais inventé pour de simples raisons religieuses. Observons au passage que cette réalité n’est pas propre à l’islam : la Belgique qui s’est séparée de la Hollande en 1830 avait pour seul ciment interne la religion catholique opposée au calvinisme des Hollandais, et l’on imaginait alors que, selon un scénario qu’a théorisé plus tard Ernest Renan, leur communauté de foi suffirait à faire oublier l’existence sur le territoire du nouveau royaume, non pas d’une population, mais de deux, les Flamands néerlandophones et les Wallons francophones. Aujourd’hui que le catholicisme est en crise, ne restent plus que ces deux nationalités dont l’une, la flamande, est franchement hostile à l’autre.
Plus composite encore, aux deux extrémités de son territoire, de l’ouest pachtoune au sud-est sindhi, le Pakistan héberge des musulmans à l’intérieur de frontières fragiles : il n’est pas interdit de penser qu’un jour ou l’autre, la communauté de foi pourrait ne plus suffire à assurer son intégrité.
SOURCES
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[1] « Le pays des purs », du mot ourdou « pak », pur, pour marquer l’identité essentiellement islamique. Le mot « islam », que l’on traduit le plus souvent par « soumission », est d’abord une injonction, issue de l’araméen hawei shelim, que l’on trouve dans la Genèse (17-1) quand Dieu dit à Abraham : « Sois parfait ». Le mot arabe « islam » renvoie à l’idée de la perfection, le mot ourdou « pak » en est une traduction.
[2] Gregory Possel : The Indus civilization, Rowman & Littlefield 2002.
[3] D’une incarnation à l’autre, je dois faire mon devoir qui est celui de ma caste, et ainsi monter les marches d’un escalier d’honneur qui conduira à ma libération (moksa) du cycle, permettant à mon âme de rejoindre le brahman.
[4] D’Alexandre à Lawrence d’Arabie en passant par Cléopâtre, Julien l’Apostat, Frédéric de Hohenstaufen, Bonaparte et Lyautey.
[5] 25% quand on comptait avec le futur Bangladesh.
[6] 98% de locuteurs, dont 84% comme langue maternelle.
[7] 776.000 sur 1.230.000.
[8] Le sikhisme est une religion syncrétiste fondé au XVe siècle par Nanak (1469-1539) qui ambitionnait de concilier hindous et musulmans.
[9] Fait baron en 1949, puis vicomte en 1962, mais sans descendance, son titre s’est éteint avec lui.
[10] Grâce à l’ingénieur Abdul Kader Khan (1936-1921), qui aux Pays-Bas s’est livré à des activités d’espionnage industriel.
[11] Il y eut quelques échanges de tirs au Cachemire en 2019, mais arrêtés en raison même de la dissuasion nucléaire.
[12] Mort en 2013 à Karachi, il avait conduit la guerre contre les Etats-Unis.
[13] Histoire de l’Inde, 2007.
[14] Now or never (Maintenant ou jamais) réédité en 1969 à l’Université de Karachi.
Merci !
L’article est déverouillé. Bonne lecture !