Les États Unis à la croisée des chemins

Yves-Marie Adeline Contributeur du CAP de l'ISSEP

Dr. Yves-Marie Adeline

Enseignant-chercheur, chaire d’Histoire
Introduction

La perspective d’un retour de M. Trump à la Maison-Blanche en janvier 2025 succède à de longues années de tensions politiques au sein de la population citoyenne des Etats-Unis d’Amérique, au point que le monde s’est demandé si une guerre civile d’un genre nouveau n’allait pas y éclater[1]. Ce pays est confronté à des défis immenses, portant non seulement sur son leadership mondial, mais encore sur son identité même, auxquels le nouveau président va devoir répondre.

La carte électorale, aussi bien celle de novembre dernier que les précédentes, montre une Amérique dite « profonde », disons intérieure, terrestre, et à ce titre « solide », très attachée aux valeurs fondatrices et à l’identité originelle, tandis que les régions côtières, en particulier les Etats du nord-est et la Californie, forment une Amérique « liquide », mouvante et vulnérable, exposée aux modes, et exerçant sur l’ensemble une pression idéologique que la population intérieure juge perturbatrice, voire suicidaire.

Election Trump 2016 Carte de l’élection de M. Trump en 2016.

Election Trump en 2024

Carte de l’élection de M. Trump en 2024. Mis à part le Nevada, elle ne change pas.

Le rêve Américain

Pour comprendre ce pays et son organisation politique, il faut revenir à l’état d’esprit des Européens venus s’y installer. A l’entrée des Temps modernes, le « Vieux continent », comme on l’appellera par contraste avec ce nouveau continent découvert involontairement[2], est la proie de graves tensions religieuses : c’est l’époque des guerres de religion, du schisme anglican, des protestants d’Angleterre persécutés par l’Eglise anglicane, de la guerre de Trente ans (1818-1848) qui entraîna des millions de morts. D’où un facteur religieux dans le peuplement de l’Amérique du nord, du moins celle prise en charge par l’Angleterre : souvent des protestants opposés aux pouvoirs civils et religieux de leur patrie d’origine, nourris de lectures bibliques qui leur ont inspiré deux comparaisons hasardeuses : les autorités européennes sont une nouvelle Babylone, et l’Amérique une nouvelle Terre promise, préparée par Dieu pour accueillir les hommes véritablement pieux et authentiquement saints, comme les fameux Puritains du Mayflower qui accostent au Massachusetts en 1620. D’où la certitude de constituer un nouveau peuple élu, et en tout état de cause un peuple incapable de reproduire ici, sous un ciel nouveau, les vices de le la vieille Europe. Ajoutons tout de même quelques motifs d’ordre purement économique : la misère, qui pousse des hommes à tenter leur chance de l’autre côté de l’océan.

Le fait est que ces hommes trouvent ici – outre une population « indienne », de moins en moins importante à mesure que les Migrants s’installent – une terre dont la richesse est sans équivalent dans l’histoire humaine : à cette époque pré-industrielle, un potentiel agricole illimité s’étendant à l’infini. Quand viendra l’industrie, des quantités de charbon largement supérieures à celles que trouvent chez eux les Européens, puis du pétrole plus qu’il n’en faut, puis de l’uranium pour les centrales nucléaires, etc., etc., de quoi entretenir la comparaison biblique avec le pays où « coulent le lait et le miel » que Dieu a réservé à ses élus[3].

Arrivé sur cette terre « bénie », le migrant laisse derrière lui toutes les figures d’autorité, civiles et religieuses, les organes contraignants de l’Etat. Il se veut libre, unique responsable de lui-même. Ce n’est pas l’anarchie, car son puritanisme le corsette, ce n’est pas non plus un individualisme égoïste, seulement il doit pouvoir choisir librement où ira son argent. En 1849, Henry David Thoreau écrira que « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins[4] » : l’Etat doit être minimal, se faire oublier le plus possible[5]. D’où son esprit confédéral, d’où la non-obligation d’une carte individuelle d’identité, d’où l’absence même d’une langue officielle, du moins dans ces régions anciennement soumises à l’autorité britannique, qui ont constitué les Etats-Unis d’Amérique ; d’où même sa capacité à adopter le nom qui lui conviendra.

Les Treize colonies

En Amérique du nord se concurrençaient trois empires européens, mais la carte ci-dessous ne rend pas compte de toutes leurs réalités. L’Empire espagnol n’est pas à proprement parler colonial, car tous les hommes qui y résident sont sujets du Roi. L’immensité des étendues françaises est parcourue par très peu de colons français : en 1641, la Nouvelle-France comptait 300 colons, la Nouvelle-Angleterre 50.000 ; en 1663, 2.500 colons français face à 80.000 colons dépendant de la couronne britannique. Pour les colonies française et anglaise, l’initiative des implantations à la fin du XVIe siècle est venue de compagnies commerciales privées, qui ont été reprises en mains par l’Etat : un scénario que l’on retrouvera aux Indes anglaises.

Les trois puissances européennes en Amérique du Nord.

Les trois puissances européennes en Amérique du Nord.

A l’issue de la guerre de succession d’Espagne, signant le Traité d’Utrecht en 1713, la France cède à l’Angleterre l’Acadie, la baie d’Hudson et Terre-Neuve, qui de fait barrent l’accès au Canada, nonobstant le fort insulaire de Louisbourg, édifié en 1714, qui contrôle l’estuaire du Saint-Laurent. Mais c’est la guerre de Sept ans (1756-1763) qui aboutit à ce que la France cède son Canada aux Anglais, et le reste – dont la Louisiane créée en 1682 – à l’Espagne. Autant les Anglais confient leur avenir à la mer, autant l’opinion publique française s’est toujours désintéressée de l’outre-mer. D’abord, les Français ont suffisamment de quoi se nourrir chez eux, ce qui explique qu’à la seule exception du Canada, ils aient très peu émigré, ensuite, à cette époque, les îles, avec leur sucre, sont bien plus rentables que le commerce des peaux.

Côté anglais, le premier établissement durable est la Virginie, appelée ainsi en l’honneur de la « reine vierge » Elisabeth. Après des tentatives infructueuses débutées en 1598, l’implantation réussit sous le règne de Jacques Ier à partir de 1607. On s’y organise sur place en créant une Chambre de citoyens, modérée par le droit de veto d’un gouverneur, lequel partage son pouvoir avec cinq autres membres. On y définit les conditions de la citoyenneté : être protestant, blanc, et propriétaire, ce qui est facile pour celui qui réunit les deux premières conditions, puisque chaque migrant se voit attribuer 32 hectares. Le droit de vote est accordé aux citoyens de plus de 17 ans.

Le critère de la blancheur de peau s’impose, parce que l’Américain authentique est un homme parti à la recherche de la liberté offerte par Dieu dans cette nouvelle terre promise. Or, l’Indien n’est pas élu par Dieu, c’est un sauvage qui devra subir le même sort que celui des Indigènes du pays de Canaan conformément à la volonté divine : toujours la référence à l’Ancien Testament[6].

Quant aux Noirs, curieusement, les premiers installés n’étaient pas destinés à l’esclavage : en 1619, un navire hollandais chargé d’une vingtaine d’esclaves achetés en Afrique accoste près de Jamestown en Virginie pour réparer une avarie. Ne pratiquant pas encore l’esclavage, les Virginiens les engagent pour travailler dans les premières plantations de tabac. Généralement, le contrat, d’une durée de sept ans, ne prévoit pas ou peu de salaire mais le travailleur est logé, nourri et blanchi : c’est l’endenture (identure, en anglais), qui rappelle de loin notre pratique contemporaine du « logement contre service », sauf qu’au logement est ajouté tout le reste nécessaire à l’existence. A l’expiration du contrat, le travailleur noir se voit accorder une terre. L’un d’eux, Anthony Johnson (mort en 1670), est resté dans les mémoires pour avoir été l’un des premiers propriétaires noirs d’esclaves noirs, au moment où, vers la moitié du siècle, cette pratique entra en vigueur pour l’exploitation des champs de tabac et surtout de coton, qui nécessitent une main-d’œuvre abondante. Malgré tout, il va sans dire que les Noirs ne peuvent prétendre être des Américains, car ils ont étés débarqués ici contre leur gré, et non pas à la recherche de la liberté.

Cette exigence raciale de la nationalité explique également la règle « d’une seule goutte de sang » (« one drop rule »). L’Amérique ignore la notion de métis : dans ce pays, Alexandre Dumas, par exemple, dont l’une des grand-mères était noire, serait considéré comme un auteur « afro-français » et non pas « français » tout court. On voit poindre ici la difficulté à parler d’une nation américaine, qui obsède le pays depuis les origines.

C’est donc la Virginie qui a été le modèle sociétal et politique des douze autres colonies. La monarchie britannique, en renforçant son contrôle, les a distinguées en trois catégories :  la colonie à charte, où le gouverneur continue d’être élu par l’assemblée coloniale ; la colonie de propriétaire, fondée pas un riche entrepreneur qui la gouverna lui-même et dont les descendants continuent d’être gouverneurs, mais avec l’assentiment de Londres ; enfin la colonie de la Couronne, qui dispose de sa propre constitution, mais le plus souvent rédigée à Londres par la Couronne. En revanche, les lois anglaises primaient sur les lois des Etats, un peu comme celles de l’Union européenne, sinon que chaque Etat avait beaucoup plus de liberté dans l’initiative législatrice.

Le confédéralisme américain

La guerre de Sept ans avait été victorieuse, mais très coûteuse pour l’Angleterre, qui avait besoin de la contribution de ses colonies américaines pour renflouer ses caisses. Mais la mentalité américaine disposait que l’impôt ne peut être consenti que si le contributeur est représenté ; or, il n’y avait pas de député américain à Londres, puisque chaque Etat s’administrait lui-même. En 1765, le Chancelier de l’Echiquier[7] Charles Townshend qualifia les Américains d’enfants gâtés de la Couronne, et ceux-ci répliquèrent en se présentant comme des « Fils de la liberté », ayant traversé l’Atlantique pour ne plus vivre comme en Europe. La Couronne crut trouver une parade en taxant le thé provenant de sa nouvelle colonie, celle des « Indes orientales », abordant les rivages de ses « Indes occidentales ». Le 16 décembre 1773, à Boston, capitale du Massachusetts, des « Fils de la liberté » montèrent sur un navire et balancèrent dans les eaux du port les ballots de thé venus des Indes orientales : cette « Boston tea party » marque le début d’une rupture définitive avec la métropole.

Le 4 juillet 1776, Thomas Jefferson rédige la déclaration d’indépendance des Treize colonies : « Lorsque, dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre… », il exprime parfaitement la mentalité confédérale : en quelque sorte, on adhère à une organisation comme à une association, dont on peut se retirer, tel est l’expression pure de la liberté politique.  Après avoir failli être écrasés par les troupes envoyées de métropole – d’autant que tous les colons ne partageaient pas le même sentiment – les Insurgés bénéficièrent de l’appui militaire de la France qui, sous l’impulsion de Louis XVI, avait construit la première flotte du monde : au Traité de Paris en 1783, l’Angleterre dut reconnaître l’indépendance de ses Treize colonies, lesquelles s’organisèrent en confédération, c’est-à-dire une fédération laissant la plus grande partie du pouvoir à chaque Etat, et aux liens tellement lâches qu’en sortir serait légitime.

Avec le temps, les Etats-Unis se persuadèrent que leur géographie politique devait s’étendre d’un océan à l’autre. En 1800, l’Espagne rendit à la France la vaste Louisiane (qui remontait alors le Mississipi), mais Napoléon la vendit aux Etats-Unis trois ans plus tard. Ensuite, entre 1845 et 1848, l’Amérique s’empara de territoires du Mexique devenu indépendant de l’Espagne en 1821 : le Texas, le Colorado, la Californie etc., et, entre 1778 et 1890, annexa tout ce qui restait de territoires indiens.

Mais tout en connaissant cette expansion, les Etats-Unis se divisèrent peu à peu en deux modèles différents, et même antagonistes.

Tout d’abord, l’immigration continue en provenance de l’Europe aboutissait dans les ports du nord, celui de New York par exemple, de sorte que la démographie des Etats du Nord explosa tandis que celle du Sud ne connaissait pas le même phénomène[8]. Ensuite, la révolution industrielle démarra dans le Nord, tandis que le Sud continuait de prospérer sur un modèle agricole de l’exploitation du coton et du tabac. Non seulement les deux sociétés s’éloignaient l’une de l’autre par leurs mentalités, mais les deux modèles économiques devenaient incompatibles : le Nord avait besoin de protéger son industrie naissante de la concurrence européenne (comme aujourd’hui M. Trump avec la Chine), tandis que le Sud, au contraire, avait besoin du libre-échange pour concurrencer le textile des Indes britanniques. Comment continuer à vivre ensemble dans ces contradictions ?

L’esprit confédéral rencontra sa limite au moment de l’élection de Lincoln à la présidence des Etats-Unis en 1861. Le programme de ce candidat républicain comprenait l’abolition de l’esclavage, modèle économique que l’on croyait indispensable dans les Etats du sud où la récolte du coton exige, nous l’avons dit, une main-d’œuvre abondante. Faire travailler gratuitement est une illusion économique immémoriale, que peu d’auteurs ont perçue dans l’histoire de la pensée économique, le premier connu étant Columelle qui, au IIe siècle, expliquait comment cette solution de facilité freine le développement : il valait mieux un travailleur intéressé à la production qu’un travailleur aux yeux de qui produire 100 ou 150 ne change rien. Ce sera également l’impasse du socialisme.

Dès l’élection de Lincoln, onze Etats sur vingt-six proclamèrent leur sécession, dans le même esprit que les sécessionnistes de 1776 : « Lorsque, dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre… ».  C’était donc un droit, et il est révélateur que ce nouvel Etat se soit intitulé « Etats confédérés d’Amérique » (Confederate States of America). Jefferson lui-même, rédacteur de la déclaration d’indépendance de 1776, puis devenu président de 1801 à 1809, avait écrit en 1804 qu’il ne croyait pas indispensable que les Etats-Unis fussent indivisibles : « Que nous demeurions une seule et unique confédération ou que nous en formions deux, l’une de l’Atlantique, l’autre du Mississipi, cela importe peu à mon avis pour le bonheur des deux parties[9] » : tel est l’esprit confédéral, une association volontaire dont on peut sortir.

Lincoln, qui ne partageait pas ce point de vue, déclara renoncer à l’abolition pour sauver l’unité ; mais les Etats sécessionnistes persistèrent, car en tout état de cause, les causes de la séparation étaient plus profondes, les deux modèles économiques étant incompatibles : il s’ensuivit une guerre qui, aujourd’hui encore, est la plus meurtrière que le pays ait connue, 617.000 morts en tout, 359 chez les Nordistes et 258 chez les Sudistes[10].

La Sécession des Etats du sud en 1861.

 

Une nation illusoire

Cette guerre, l’historiographie nordiste l’appelle « Guerre civile », tandis que, sur le moment et depuis lors, les puissances européennes l’ont appelée spontanément « guerre de Sécession », conformément donc à la théorie sudiste mettant en avant le confédéralisme fondateur. Mais l’expression « guerre civile » porte l’idée qu’elle affectait une même nation, comme les guerres de religion, la guerre de Vendée, celle des Blancs et des Rouges en Russie, la guerre d’Espagne, etc… Une guerre civile suppose une seule nation, mais troublée par des passions internes, comme une famille qui se déchire.

Or, si l’idée de former une seule nation avait été évidente, les Etats-Unis n’auraient pas eu besoin de proclamer haut et fort son existence. Naturellement, il fallut d’abord panser les plaies de la guerre interne, ce qui prit du temps : ce qui avait été la Confédération vécut sous un régime d’occupation pendant onze ans, jusqu’en 1876, date à laquelle chacun des Etats qui l’avaient constituée retrouva ses prérogatives[11]. Et pendant longtemps, disons jusqu’à l’élection de 1980 de Reagan[12], ces Etats votèrent Démocrate à cause du mauvais souvenir laissé par le républicain Lincoln.

En 1915, quand le cinéma était encore muet, le cinéaste David Griffith  réalisa Naissance d’une nation, qui fut accueilli avec enthousiasme par le président (démocrate) Wilson, lequel attendait sa réélection pour faire entrer son pays dans la Première guerre mondiale, alors même que la majorité relative des Américains était de souche allemande[13]. Cet enthousiasme n’était pas seulement motivé par les qualités artistiques indéniables du film[14], mais parce qu’il affirmait l’idée que l’Amérique était enfin devenue une nation, qu’il n’y aurait plus « d’Américains à trait-d’union », pour reprendre l’expression agacée de l’ancien président Théodore Roosevelt (1858-1919) : Germano-américains, Italo-Américains, Irlando-Américains… c’est ce dernier groupe que visait Roosevelt l’ancien dans un discours tenu au Carnegie hall le 13 octobre de cette année-là, où l’on fêtait le débarquement de Christophe Colomb sur le Nouveau continent. Le film reprend le thème de Roméo et Juliette, mais avec plus d’insistance encore, puisqu’il met en scène deux couples issus de deux familles, les Stoneman (nordistes) et les Cameron (sudistes).  A la fin, Phil Stoneman épouse Margaret Cameron et Ben Cameron épouse Elsie Stoneman, une double-alliance qui donnera naissance à plus que des cousins, mais ce que les généalogistes appellent des « frères germains ». Notons que les deux parties se réconcilient sur le dos des anciens esclaves noirs coupables d’une criminalité quotidienne qui a nécessité la création du Ku-Klux-Klan.

Et pourtant, cette fiction n’a pas suffi à inspirer le sentiment d’appartenir à une seule et même nation. L’année suivante, en 1916, Madison Grant, un avocat affolé par la présence de nombreux citoyens blancs catholiques – Irlandais, puis Italiens du sud – entend circonscrire le profil de l’Américain authentique en concevant le concept du Wasp (White, Anglo-Saxon, Protestant), dans un ouvrage déjà inquiet sur l’avenir de la nation américaine : Le Déclin de la grande race en Amérique. En somme, il voudrait revenir à la loi de citoyenneté de la Virginie coloniale, à laquelle il ajoute le critère anglo-saxon, car depuis l’indépendance, l’élément germanique[15] a pris tant d’importance qu’il constitue la première ethnie du pays, de sorte que l’on peut dire que, malgré l’héritage anglais des Treize colonies, les Américains forment moins une Angleterre d’outre-Atlantique qu’une Allemagne d’outre-Atlantique, avec les qualités germaniques, une grande rigueur dans leur travail, mais sans en reproduire les défauts, car ils ont également une grande capacité d’improvisation face aux développements inattendus ; ils sauront en apporter la preuve à maintes reprises, notamment dans leurs guerres. Il n’empêche que cet élément démographique était jugé envahissant par Madison Grant : au moment où il publiait son livre, un Américain sur quatre était de souche germanique.

A défaut de pouvoir s’en tenir à une identité « wasp » – en 1916, il était déjà trop tard – les Etats-Unis vont sublimer la question ethnique en la transfigurant sous la lumière de leur impressionnante réussite économique, puis de leur domination mondiale : ils prétendront inaugurer une nouvelle forme de nationalité, surgie d’un melting pot, d’un creuset dans lequel on peut plonger toutes les races et dont ressort un Américain. Cette illusion sera nourrie de deux manières : par la réussite spectaculaire du pays, interprétée comme la marque d’une élection divine, et par l’idéologie démocratique conçue comme le mortier capable de réunir les membres d’origine diverse du corps social.

La domination mondiale

Les Européens croient souvent que c’est la Grande guerre qui a favorisé la suprématie américaine, mais ce n’est pas vrai. En 1914 déjà, les Etats-Unis assurent à eux seuls 36% de la production industrielle mondiale, loin devant l’Allemagne (16%) et les puissances suivantes : Angleterre (15%), France (6,5%), Russie (6%). Si sa population est encore derrière celle de l’empire russe (97 millions contre 160), elle dépasse largement les 67 millions de l’Allemagne, la plus peuplée du Vieux continent. Ce qui entretient le sentiment que l’Amérique ne compte pas dans les affaires du monde avant la Grande guerre – ou plutôt les traités d’après-guerre, car elle a peu participé à ce conflit[16] – c’est que ce géant économique est un nain diplomatique ; mais en vérité la raison en est simple : un pays fournit un effort diplomatique pour défendre ses intérêts, sachant qu’une grande partie de ces intérêts consistent en des approvisionnements venus de l’extérieur. Or, les Etats-Unis disposent chez eux de tout ce dont ils ont besoin : ils forment alors une sorte d’Amérique-monde, se suffisant à elle-même, une grande île inattaquable, et inviolable – du moins jusqu’aux grandes immigrations à venir d’Amérique latine. Sans doute ont-ils imité l’Europe en pratiquant une politique ultramarine qu’ils continuent de taire aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin, mais paradoxalement, les partisans de l’isolationnisme et ceux de l’interventionnisme partagent la même certitude : s’ils ont été élus par Dieu, ils ont sans doute une mission mondiale à remplir.

En effet, imitant la mentalité des anciens Hébreux, la réussite phénoménale qu’ils rencontrent est pour eux le signe évident d’une bénédiction divine. En 1839, le publiciste John O’Sullivan écrivit dans The United States démocratic review un article intitulé La Grande nation du futur : c’est l’inventaire d’une supériorité américaine multiforme et voulue par Dieu ; tous les systèmes politiques (majoritaire, aristocratique, monarchique) sont critiqués au profit de celui des Etats-Unis. Il se réjouit de ce que son pays n’ait connu aucune oppression ni aucune guerre[17]  et appelle le pays, y compris sa culture, à ne rien imiter de l’Europe. Enfin il affirme la vocation des Etats-Unis « à établir sur terre la dignité morale et le salut de l’homme, l’immuable vérité et bienfaisance de Dieu […] Pour cette mission bénie envers les nations du monde, qui sont fermées à la lumière vivifiante de la vérité, l’Amérique a été choisie ». Les peuples du monde sont comparés à des bêtes errant dans les champs, avant que les Américains ne les conduisent vers une meilleure condition. Telle est la philosophie de Woodrow Wilson (1856-1924) qui au Traité de Versailles, fort de la prépondérance américaine désormais vue au grand jour, imposera ses utopies, dont certaines, conduisant au bouleversement des frontières historiques, produiront un appel d’air pour une deuxième guerre mondiale.

Mais précisément, la Deuxième guerre mondiale a accentué la domination des Etats-Unis, la seule puissance qui, en 1945, soit sortie indemne du conflit, sans destructions internes, ni pertes trop sévères – moins de 300.000 pertes sur les cinquante millions de morts. Edifié sur les ruines de Berlin et Tokyo, le monde semble alors partagé entre deux superpuissances, la seconde étant l’Union soviétique, mais c’est une vision trompeuse : l’URSS n’a pour elle que sa force nucléaire – volée aux Américains[18] – et son idéologie qui réussit à séduire les élites intellectuelles occidentales, comme une cinquième colonne, ou un virus inoculé dans le corps de son ennemi ; pour tout le reste, l’économie, la finance, la science, les lignes de communication, tout revient à l’Amérique. Pour ce qui regarde la science, l’avance de l’Union soviétique, héritée du Siècle d’or de la Russie (1814-1917) mais gaspillée par le régime totalitaire socialiste, n’a pas résisté au fait que, depuis 1945 jusqu’à nos jours, presque toutes les grandes inventions ont été américaines, en y incluant celles des savants européens naturalisés américains.

D’autre part, si 1945 marque l’établissement d’un nouvel ordre mondial à prédominance américaine, en réalité les Etats-Unis avaient déjà commencé à s’insinuer au-delà de leur pré-carré. En 1890, un officier de marine, Alfred Mahan, avait publié un livre appelé à un devenir célèbre : L’Influence de la puissance maritime dans l’histoire. On peut y lire qu’entre un empire terrestre et un empire maritime, c’est toujours l’empire maritime qui a le dernier mot, et il recommande aux Etats-Unis de s’en constituer un. En 1893, l’Amérique fomenta un coup d’Etat contre la reine d’Hawaï, Lydia Liliuokalani (1838-1917), dont le pays était pourtant reconnu internationalement, et imposa son protectorat à l’archipel, qui devint en 1959 le 50e Etat de la fédération. Les difficultés de l’Espagne face à une rébellion indépendantiste cubaine à partir de 1895 fournirent une occasion idéale de s’agrandir. Les partisans d’une expansion ultra-marine, les lobbies protestants hostiles à la catholique Espagne, les organes de presse, en particulier ceux du magnat de la presse William Hearst[19], organisèrent une campagne virulente auprès de l’opinion, bientôt convaincue que seuls les Espagnols commettaient des excès dans cette guerre, où en réalité les deux camps faisaient preuve de grande cruauté. Au début, le Gouvernement américain, malgré les pressions des parlementaires, résista à la tentation de la guerre, mais le 15 février 1898, le cuirassé Maine, mouillant dans la rade de La Havane, explosa. Aussitôt la presse accusa l’Espagne, l’opinion fut chauffée à blanc, des foules défilèrent dans les rues, brûlèrent des mannequins représentant un Espagnol. Le temps passant, plus personne ne croira en une responsabilité espagnole, et l’on soupçonnera au contraire une manipulation criminelle venue du côté américain : un précédent qui coûtera cher à sa crédibilité dans l’avenir. L’Amérique se rua sur les possessions maritimes de l’Espagne, d’abord les Philippines, l’île de Guam dans le Pacifique, Porto-Rico en Caraïbe ; enfin débarqua à Cuba où sa tutelle dura jusqu’à la révolution castriste de 1959. La même année, elle partagea avec l’Allemagne l’archipel des Samoa en Pacifique-sud. En 1903, la Colombie lui refusant la continuation du percement du Canal de Panama, elle organisa une rébellion locale qui aboutit à la création d’une république sécessionniste fantoche de Panama, laquelle lui offrit, en retour, la pleine souveraineté sur le canal… Bref, contre le mythe souvent répété d’une Amérique innocente, entraînée malgré elle à moraliser la vie internationale, nous voyons plutôt qu’en 1945, il y avait beau temps que les Etats-Unis avaient découvert le sens cynique de l’histoire[20].

Originellement, les Américains avaient imaginé être différents. Dans son discours de fin de mandat du 19 septembre 1796, George Washington avait dit : « L’Europe a un ensemble d’intérêts primordiaux qui n’ont avec nous aucun rapport, ou alors un rapport très lointain… Pourquoi, en entrelaçant notre destin avec celui d’une quelconque part de l’Europe, empêtrer notre paix et notre prospérité dans les labeurs des ambitions, rivalités, intérêts, humeurs ou caprices européens ? ». On notera que Washington, ancien officier britannique, justifiait son isolationnisme par la seule dissymétrie des intérêts, mais avec les années, la doctrine ajouta un jugement de valeur. En 1823, l’ancien président Thomas Jefferson (1743-1826) écrivit dans une lettre au président en exercice James Monroe (1758-1831) : « J’ai toujours considéré comme fondamental pour les Etats-Unis de ne jamais prendre part aux querelles européennes. Leurs intérêts politiques sont entièrement différents des nôtres. Ce sont des nations condamnées à la guerre éternelle. Toutes leurs énergies sont tournées vers la destruction du travail, de la propriété et de la vie de leurs peuples ». Jefferson n’imaginait pas que son pays deviendrait un empire d’une forme particulière, sans limites géographiques définies, mais dont les caractéristiques sont les mêmes que celles des grands empires de l’histoire, comme l’Empire romain et tous les autres, condamné à la guerre perpétuelle : une situation que le pays connaît depuis Pearl Harbor jusqu’à nos jours, à quelques années près.

 

Bases américaines dans le monde (d’après Dario Ingiusto).

Bases américaines dans le monde (d’après Dario Ingiusto).

La crise du melting-pot

En 1945, les Etats-Unis arrivaient au sommet de leur ascension. Forts d’une capacité industrielle inouïe, ils avaient vaincu simultanément deux puissances majeures, l’Allemagne et le Japon : rien que sur la mer, ils avaient pu mettre à l’eau un porte-avions par mois, et un navire de guerre par… jour ; une performance sans précédent. Et pendant quatre ans, ils ont été les seuls à posséder l’arme absolue, incarnant Jupiter trônant au-dessus de l’humanité. L’admiration, ou l’envie qu’ils inspiraient au monde, propulsa le type de ce qu’on a cru pouvoir être une nouvelle forme d’identité, de nationalité : être américain avait ceci de séduisant que n’importe qui pouvait devenir américain[21]. Il était trop tard pour s’en tenir à la seule identité « wasp », mais on prétendait que dans le creuset américain pouvaient se fondre toutes les races du monde. En réalité, la question raciale, présente dès l’origine, demeura au cœur de cette problématique de la nation, dans un pays qui ignore la notion de métis et ne connaît que des white people et coloured people. A partir des années Soixante, le marxisme, qui trouvait dans le conflit des races un moyen de renouveler la dynamique de la guerre des classes – en attendant de s’étendre à celle des sexes – provoqua une crise de la conscience morale occidentale : l’Amérique blanche n’osa plus se dire blanche, mais seulement « caucasienne », pour ne pas humilier les autres races dont on sous-entendait ainsi qu’elles n’avaient pas le privilège d’être blanches. Outre le vote de lois fédérales contraignant les Etats du sud à abandonner leurs discriminations légales, elle confia à sa puissante industrie cinématographique, avant-garde de son soft-power, le soin d’y sur-représenter la communauté noire, qui pourtant n’a jamais dépassé 12% de sa population. Les Indiens des westerns ne furent plus de redoutables sauvages mais les victimes d’un génocide enfin reconnu comme tel, perpétré par des cow-boys cruels. Obsédée par ses statistiques ethniques montrant le recul progressif de sa population blanche[22], l’Amérique trouve une raison, soit de craindre l’avenir comme en son temps Madison Grant, soit au contraire de s’enorgueillir de sa capacité à inventer un modèle entièrement nouveau de nationalité, fondée sur l’artifice d’une idéologie : la démocratie, dans sa forme moderne, qu’elle a créée sous l’emprise du rêve américain animant ses premières communautés de peuplement.

Ce nouveau modèle s’exprime dans le serment d’allégeance politique que tout candidat à la citoyenneté doit prononcer : « Je déclare… soutenir et défendre la Constitution et la loi des Etats-Unis d’Amérique contre tout ennemi, qu’il vienne de l’extérieur ou de l’intérieur ; leur porter une foi et une obéissance entières… ». Est américain qui veut, dès lors qu’il est admis à prononcer ce serment. Mais c’est un serment à une constitution : idéologiquement, la nation se résume à la Constitution, comme si, dans l’histoire, les nations avaient pu s’en tenir seulement à une constitution. Tant que le melting-pot s’entendait sur des bases idéologiques communes, on a pu croire que cela suffisait à créer constamment – car l’immigration y est constante – une nation, même quand cette immigration cessa d’être européenne pour être de plus en plus hispano-américaine. Cependant, il se produit, ici comme ailleurs, une polarisation des esprits consécutive à l’apparition des réseaux sociaux qui, contre toute attente, au lieu d’ouvrir les individus au dialogue, les a isolés dans des sphères de reconnaissance raciale, sociale, idéologique, politique, religieuse, de sorte que chacun vit dans une sorte de silo mental. Cette évolution est déjà angoissante quand elle concerne de vieilles nations, mais elle l’est d’autant plus quand elle provoque l’éparpillement des ethnies et des sensibilités sur un même territoire.

A cet égard, on ne peut même pas comparer la situation actuelle à celle de 1861, quand éclata la guerre de Sécession. Certes, nous l’avons vu, on peut dessiner une géographie permanente de l’actuelle division politique américaine : les populations des deux côtes, qui peu à peu s’engagent dans une réforme profonde de l’identité américaine, et celles du centre continental, où résiste une Amérique traditionnelle. Mais avec l’augmentation des disparités ethniques – au point que l’on prévoit la mise en minorité de la population blanche dans environ vingt-cinq ans – ce sont en réalité des populations qui bientôt n’auront plus rien à partager ensemble, puisqu’elles n’ont plus la même compréhension de leur seul ciment disponible, la démocratie. Le débordement d’un défilé républicain dans l’enceinte du Capitole de Washington en janvier 2020 fut révélateur : des Américains qui se voulaient patriotes envahissaient ce temple de la nation étatsunienne après l’élection controversée de M. Biden[23], dans l’esprit de défendre leur démocratie ; là où une autre moitié d’Américains y virent au contraire une atteinte à cette même démocratie, que les deux camps ne parviennent donc plus à définir ensemble ; un peu comme dans les guerres du XVIe siècle entre catholiques et protestants où l’on se tua au nom du même Jésus. En somme, les deux camps qui se font face pensent agir fidèlement à l’idéologie constitutive de cette nation d’un nouveau genre : « soutenir et défendre la Constitution… contre tout ennemi… extérieur ou de l’intérieur ».

La crise sociale

Il y a peu de chances que ce fossé idéologique puisse être comblé par l’American way of life, qui depuis au moins 1945 se présentait au reste du monde comme l’idéal collectif à atteindre. En 2024, le site GOBankingrates, qui conseille les investisseurs et les banques, a révélé que la moitié des Américains ont moins de 500 dollars d’épargne de précaution. 60% ont moins de 1000 dollars. Un Américain sur dix n’a pas d’assurance-santé, faute de pouvoir se l’offrir. On estime que presqu’un quart des adultes ont souffert d’une pathologie mentale en 2023. Le taux d’obésité est de 45% de la population : pas loin, donc, d’un Américain sur deux. L’armée, qui a tant d’importance dans le maintien de la suprématie mondiale, peine à recruter : 52.000 candidats ont été refusés l’an passé à cause de leur surpoids, qui les rendait incapables d’aucune progression sur un champ de bataille, ni simplement d’entrer dans un char ou un avion de combat. Cela dit, l’armée elle-même, qui pourtant est la figure de proue de la puissance américaine, n’est pas non plus en grande forme : par exemple, on parle toujours des onze porte-avions à propulsion nucléaire, un potentiel sans comparaison possible nulle part ailleurs, mais en ce moment, seulement deux sont opérationnels.

On compte plus de fumeurs quotidiens de cannabis que de consommateurs d’alcool. La population, qui pèse 5% de la population mondiale, consomme 80% des opioïdes consommés dans le monde. 110.000 morts par overdose sont constatées par an ; et avec l’usage à bon marché du Fentanyl, on peut prévoir que ce chiffre finira par atteindre – chaque année … – deux fois le nombre de morts enregistrées sur dix ans de guerre au Vietnam.

De fait, les mouvements de population que l’on observe à l’intérieur du pays montrent clairement cette réalité : quand ils le peuvent, bien des Américains fuient leur Etat pour trouver refuge économique dans un autre. La raison peut en être le coût de la vie trop élevé, comme au Massachussetts, au Michigan, en Oregon, en Rhode Island, en Californie, à New-York, au New Jersey, au Connecticut, en Illinois, au Maryland, au Colorado : des Etats démocrates où la fiscalité est trop lourde – le record revenant à la Californie, et le logement trop cher. Parfois s’y ajoute une hausse de la criminalité, comme en Oregon, en Californie, dans l’Illinois où Chicago renoue avec l’époque d’Al Capone, dans le Maryland ou le Colorado. Il faut évidemment compter avec une économie en crise, dans le Michigan où Détroit, jadis capitale de l’automobile, ne réussit pas sa reconversion, dans le Connecticut où la perte des emplois dans l’industrie et la finance est aggravée par la fiscalité ; la Pennsylvanie qui délocalise sa production. La Louisiane ne se remet pas de ses ouragans dévastateurs, l’Alaska n’offre pas assez d’emplois aux jeunes, la Virginie occidentale pâtit de la crise du charbon…

La menace de la dédollarisation

A ce déséquilibre interne s’ajoute un déséquilibrage de la suprématie de l’Amérique, réputée depuis la chute de l’Union soviétique en 1991 la seule « hyperpuissance ». Cette remise en question passe par la contestation internationale du dollar dont le pays émetteur se sera trop servi comme d’une arme contre ses adversaires diplomatiques. Mais pour le comprendre, il faut rappeler le statut spécifique du dollar, qui permet aux Etats-Unis de vivre à crédit « à perpétuité », oserions-nous écrire, si ce mot avait un sens aux yeux de l’historien.

Le Trésor américain vient d’annoncer que cette année, les Etats-Unis pourraient consacrer leurs nouveaux emprunts aux seuls intérêts de leur dette abyssale. La dette publique totale américaine pèse à elle seule le tiers du PIB mondial : 34.000 milliards de dollars. La Fed, depuis des années maintenant, accélère sa création monétaire pour acheter la dette du budget de l’Etat, à laquelle s’ajoutent celles des collectivités et des Etats fédérés. Aujourd’hui, plus de la moitié de la monnaie créée depuis l’apparition officielle des Etats-Unis en 1776 ne date que de la dernière décennie. Donc, sur deux cent cinquante ans de création monétaire, les dix dernières années en ont assuré la moitié.

Ce qui permet à cette dette de ne pas entrainer le pays au fond de l’abîme, ce n’est pas seulement son immense capacité économique, susceptible d’inspirer la confiance malgré tout, mais aussi le statut inouï du dollar. Le fait est nouveau : ce n’est pas la première fois qu’une monnaie est mondiale, mais celle-là est une monnaie presque sui generis, puisqu’elle n’est pas convertible en or.

Du moins, sui generis en théorie seulement, car en réalité l’étalon-or a été remplacé par les matières premières, en particulier le pétrole, la reine des ressources que l’on transforme aussi bien en énergie qu’en plastiques de toutes sortes, dans une telle proportion que l’on peut dire que l’humanité a vécu un âge du bronze, puis du fer, etc. et aujourd’hui est passée à l’âge du plastique. Or, jusqu’à une période récente, le pétrole se négociait presque exclusivement dans cette devise : seule la Russie, autosuffisante, échappait à l’empire du dollar-pétrole.

En pratique, la solidité du dollar repose sur la puissance américaine, non seulement son avance technologique mais encore son armée incomparable qui récemment encore lui permettait de contraindre les peuples du monde à lui obéir. Or, les choses sont en train de changer, avec la Chine bien sûr, avec la Russie en Ukraine, mais aussi avec des pays dont on n’aurait jamais imaginé, il y a seulement quelques années, qu’ils oseraient vendre une partie de leur production dans une autre devise que le dollar : par exemple, l’Arabie saoudite, qui désormais accepte des yuans et des roubles. Mais en tout état de cause, le dollar demeure la monnaie dominante, de sorte que sa création continuelle n’est pas comparable au phénomène de la planche à billets.

Cette position lui permet d’acheter bien plus que ce que ses moyens devraient lui permettre, de dépenser beaucoup plus que ce qu’elle produit. Mais à condition, bien sûr, de pouvoir imposer constamment le dollar au reste du monde comme monnaie d’échange et devise de réserve, au besoin par la force militaire, comme en Irak en 2003.

La question ne sera pas posée ici de savoir si c’est un effet de son hubris, ou bien si c’est par un enchaînement mécanique, que l’Amérique a cru pouvoir se servir impunément de son dollar comme d’une arme monétaire contre une puissance qu’il serait trop coûteux d’affronter militairement : le blocage des comptes de ses rivaux étrangers, libellés dans sa devise, a procédé de cette logique. De quoi faire fuir des Etats investisseurs qui, pour différentes raisons touchant à leur volonté d’indépendance nationale, ont peur de se faire saisir leurs comptes, surtout quand une autre solution de placement devient possible ailleurs dans le monde, dans des zones économiques et monétaires en pleine ascension. Si ces investisseurs s’écartent prudemment, la monnaie américaine s’affaiblit, et avec elle un pan de sa suprématie.

Tant que des pays pouvaient acheter des obligations au Trésor américain, la course à la dette aurait pu à la rigueur continuer. Mais à force de s’être servis du dollar comme d’une arme aux dépens des pays dont la politique ne leur plaisait pas, les Etats-Unis contribuent eux-mêmes à la dédollarisation progressive du commerce mondial. Quant aux citoyens, ils n’ont pas les moyens d’éponger la dette de 34.000 milliards, il leur faut consacrer leur argent à leur existence propre ; d’ailleurs le montant de leurs dépôts n’est pas suffisant, il culmine à 17.500 milliards. De surcroît, une perte de confiance en leur propre monnaie pourrait les conduire un jour à la transformer en autre chose de plus fiable, comme des actions, ou de l’or, ou de l’immobilier…

En résumé, on voit mal comment le dollar pourrait sortir indemne des tribulations à venir, ni surtout comment les Etats-Unis pourraient sortir de leur dépendance à l’égard de l’étranger.

L’impossible repli sur soi

En effet, un dollar affaibli nuirait autant à la population américaine qu’à la prépondérance de l’Amérique. Rappelons que, pour qu’une monnaie soit mondiale, il faut que son pays émetteur demeure toujours en déficit commercial avec le reste du monde, sans quoi sa monnaie viendrait à manquer à l’extérieur : c’est le Dilemme de Triffin. Aujourd’hui, si le dollar recule, le déficit se comblera-t-il ? Non, car la dette est trop importante, et de plus, elle sera de moins en moins portée par le reste du monde, puisque le monde se dispose à être de moins en moins consommateur de dollars : deux raisons, donc – la première étant peut-être la plus importante – pour que le pays ne puisse jamais la rembourser.

Il suffit de voir les initiatives belliqueuses prises par l’administration démocrate[24] durant l’intervalle temporel créé par la tradition constitutionnelle[25] entre la victoire de M. Trump et sa prise de fonctions, pour y déceler une tentation de prendre de vitesse le lent travail d’émancipation monétaire des Brics en maintenant la vampirisation des économies mondiales par le dollar : en théorie, puisque la dette n’est pas remboursable, seule une guerre victorieuse, suivie de conditions drastiques imposées aux vaincus, pourrait l’effacer. Mais la Chine se renforce de toutes les manières possibles, et la puissance militaire russe est redoutable depuis que l’on y a découvert ses missiles hypersoniques, contre lesquels les sept flottes deviennent vulnérables. Au moins face à la Chine, le Piège de Thucydide pourrait fonctionner, qui consiste en ce que le pays prépondérant, craignant pour sa domination, attaque préventivement ses rivaux pour éviter de se voir dépasser.

D’ailleurs, la question se pose de savoir qui est l’ennemi véritable de l’Amérique : dans les années 80, le Japon se trouvait lui aussi dans une position concurrentielle inquiétante, mais Les Etats-Unis ont trouvé les moyens de l’affaiblir, notamment en l’obligeant à réévaluer le yen. Tandis que la Russie a des ressources fondamentales, et durables, qui contrarient la théorie d’Alfred Mahan sur la domination de la terre par la mer : c’est pourquoi l’Amérique, qui déjà s’est emparée de 30 à 40% de l’exploitation des terres ukrainiennes, rêverait de découper l’immensité russe en Etats fantoches dont elle s’assurerait l’exploitation. Un rêve inaccessible avant longtemps.

L’autre terme de l’alternative serait pour le Gouvernement de pratiquer sur la population intérieure une fiscalité écrasante, ce qui irait contre toute la tradition américaine, essentiellement confédérale, où l’on se méfie de l’Etat central ; et en particulier contre la philosophie du parti républicain.

Ou bien alors de laisser filer une inflation galopante qui réduirait la dette, mais ruinerait les rentiers. Certes, cette inflation, pour autant qu’elle serait encadrée par des mesures sociales, équilibrerait un peu l’inégalité abyssale dans ce pays, mais l’administration Trump s’aliénerait la classe dominante (les riches, les banques, les médias…) majoritairement démocrate, et aussi le complexe militaro-industriel que l’arrêt des guerres ruinerait tout aussi sûrement[26]. Une politique intérieure qui irait dans ce sens aggraverait donc les tensions, déjà chauffées à blanc par les querelles idéologiques. Au centre de ces tensions, le nouveau président M. Trump se veut partisan d’un nouvel isolationnisme, mais il n’est pas certain qu’il en ait la possibilité, tant l’équilibre intérieur de l’Amérique dépend de l’équilibre de sa situation extérieure.

SOURCES

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[1] Le 13 juillet en Pennsylvanie (Etat-pivot), M. Trump a été la cible d’un attentat auquel il a échappé miraculeusement, puis de deux autres tentatives le 15 septembre en Floride et le 12 octobre en Californie.

[2] Rappelons qu’en 1492, Christophe Colomb avait cru accoster aux Indes, d’où le nom qu’il avait donné aux habitants.

[3] Exode 3, 8 ; 33, 3 ; Deutéronome 27, 3…

[4] In La Désobéissance civile, 1849.

[5] Notons que c’est un président de culture catholique, John Fitzgerald Kennedy, qui lors de son discours d’investiture du 20 janvier 1961, fermera la porte au rêve américain en remettant à l’honneur une pensée plus classique : « Ne demandez pas à votre pays ce qu’il peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour lui »

[6] « Vous détruirez complètement les Hittites, les Amorites, les Cananéens, les Perizites, les Hivites et les Jébusites, comme le Seigneur votre Dieu vous l’a commandé » (Deutéronome 20, 17).

[7] Ministre des finances.

[8] En 1861, le Nord abritait 22 millions d’habitants, contre 9 millions au Sud, dont 3,5 millions de Noirs.

[9] William Pfaff : La Réconciliation après la guerre de Sécession, Politique étrangère 1993, n°4.

[10] Malgré la disproportion des forces et des moyens, le génie du général Lee permit au Sud de résister quatre ans.

[11] Ils s’empressèrent de voter des lois raciales discriminantes qui durèrent jusque dans les années 1960.

[12] Il faut noter quand même leur soutien au républicain Nixon en 1972, mais le démocrate Carter avait de nouveau été privilégié en 1976.

[13] Cf. Y-M. Adeline : Histoire mondiale de la Grande guerre, 2017.

[14] Son souffle épique sur plus de 3 heures préparait le chef-d’œuvre Gone with the wind de 1939.

[15] Cette proportion a baissé, mais demeure la première aujourd’hui.

[16] Le total de ses pertes égale 2% des pertes alliées.

[17] En vérité les Etats-Unis avaient été en guerre contre l’Angleterre en 1812-1814, cf. Sylvain Roussillon : L’Autre guerre d’indépendance, 1812 (2020).

[18] Klaus Fuks, membre de l’équipe ayant conçu la bombe, en livra les plans à l’URSS qui fit exploser sa première bombe en 1949.

[19] A son collaborateur l’illustrateur Frédéric Remington qu’il avait envoyé à La Havane, il avait écrit : « Fournissez les images, je me charge de fournir la guerre ».

[20]L’Alaska a été acheté à la Russie en 1867 ; les Antilles danoises, renommées Iles Vierges américaines, en 1916

[21] Au prix de concessions de principes, comme l’abandon officiel de la polygamie par les Mormons constituant la majorité des habitants de l’Utah.

[22] Par un étonnant retour des choses, les régions jadis espagnoles sont réinvesties par une migration latino-américaine dont l’ampleur est telle qu’elles deviennent bilingues, d’autant qu’il n’y a pas de langue officielle aux Etats-Unis.

[23] Le soupçon portant sur le scrutin venait d’une anomalie statistique : 81 millions de voix pour Biden, du jamais vu, alors que les démocrates plafonnaient sous les 70 millions sous Obama : en 2024, 73,5 pour Harris, 76,5 pour Trump qui a seulement refait son score de 2016…

[24] Pour l’instant, il est impossible de savoir qui a pris ces initiatives : M. Biden est incapable de gouverner, et il est improbable que son administration ait laissé les coudées franches à la vice-présidente Harris, jugée peu compétente. M. Obama ? L’histoire parlera peut-être un jour.

[25] A l’époque des diligences, on laissait deux mois au président élu pour se rendre à Washington : la lourdeur du système fédéral américain n’a pas encore permis de réformer cette incongruité contemporaine.

[26] Dénoncé dans le discours d’adieu du président Eisenhower le 17 janvier 1961 comme « le risque d’une ascension désastreuse d’un pouvoir illégitime », ce complexe privé vivant sur les commandes de l’Etat n’a pas besoin de guerres victorieuses, mais durables – 22 ans pour celle d’Afghanistan – et renouvelables partout où se présente une occasion dans le monde.

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