Introduction
L’arrivée au pouvoir de M. Trump à la présidence des Etats-Unis ne sera effective qu’en février 2025, ce qui pose la question de savoir si la politique étrangère américaine changera véritablement le cours des choses en Ukraine où les combats gagnent en intensité. Ce ne serait évidemment pas la première fois que l’Amérique déciderait d’un retrait unilatéral – on pense au Vietnam, à l’Irak, à l’Afghanistan – sans avoir atteint ses objectifs, qui d’ailleurs ne lui sont pas vitaux ; mais en tout état de cause, l’interminable guerre ukrainienne, commencée comme un conflit interne en 2014 – nonobstant l’annexion russe de la Crimée – avant de prendre un caractère international en 2022, révèle une situation en Europe de l’Est que les populations d’Europe occidentale ne mesurent pas toujours à son aune : celle des frontières tracées dans le fracas des armes avec, et après, l’effondrement du IIIe Reich en 1945.La fragilité des frontières de l’Est européen
A l’ouest, les limites n’ont guère changé : la France, par exemple, n’a fait que récupérer l’Alsace-Lorraine – qu’Hitler lui avait de nouveau arrachée en 1940 – et grignoter quelques territoires francophones sur la frontière italienne – Tende, La Brigue… : des annexions rapidement approuvées par referenda locaux. Mais le mouvement resta mesuré : le Val d’Aoste, par exemple, bien que francophone, fut laissé à l’Italie. Plus au nord, la Belgique et les Pays-Bas tentèrent de rectifier leurs frontières avec l’Allemagne et procédèrent même à quelques annexions, mais désapprouvées par les Etats-Unis, protecteurs de cette partie de l’Europe, ce qui les conduisit à faire marche arrière par des accords bilatéraux au début des années 60 : ces empiètements, pourtant, pouvaient être argumentés en quelques endroits, comme à Emmerich-sur-le-Rhin où la population parle un dialecte néerlandais ; mais à ce compte-là, on pouvait dire la même chose de l’Alsace-Lorraine[1].
Tout autrement s’est présentée la question des frontières à l’Est, où l’autre vainqueur, Staline, aura taillé une part de lion pour l’empire russe, quitte à bousculer l’équilibre environnant. Mais la dislocation de l’URSS à la fin de 1991, puis aujourd’hui la remise en question des frontières ukrainiennes, peuvent ouvrir une boîte de Pandore dont nous allons explorer ici quelques aspects.
La question des frontières ukrainiennes
On croit souvent que l’Ukraine – dont le nom signifie « la marche », la « zone frontière » – n’est que la continuation ou du moins la reprise de la principauté de Kiev, que les Français connaissent bien depuis que la princesse Anne a épousé le roi Henri Ier au XIe siècle. En réalité, cet Etat du haut-moyen-âge s’étendait, en gros, depuis Kiev et ses environs jusqu’à Novgorod, au nord. La carte ci-dessous réunit l’ensemble des territoires qui lui ont appartenu :
Carte 1 : Son territoire a basculé de haut en bas autour du pivot Kiev, par rapport à l’Ukraine créée par l’Allemagne en 1918.
A l’origine de cet Etat, on trouve la principauté de Novgorod, fondée par Riourik, un chef varègue qui y régna une quinzaine d’années jusqu’à sa mort en 879. Les Varègues sont des Vikings installés à l’est de la Baltique : c’est l’époque des grandes incursions vikings, qui déjà affectaient l’Occident une génération plus tôt[2].
Très vite, Riourik avait envoyé deux lieutenants, Askold et Dir, s’emparer de Kiev en 864. La ville dépendait alors du vaste royaume khazar, un Etat ethniquement turc, mais de confession juive, qui servit de souche aux Juifs ashkénazes. Ainsi furent inaugurées deux routes commerciales, celles du Dniepr qui relie la Baltique à la Caspienne, et celle de la Volga qui relie la Baltique à l’Empire romain d’orient[3]. Dès la mort de Riourik, la dynastie dite « riourikide » s’installa à Kiev, un centre d’échanges propice à la prospérité, soumise aussi à l’influence intellectuelle, linguistique et spirituelle de l’Empire romain d’orient qui rayonnait depuis sa capitale Constantinople, relativement proche.
D’où le nom qui lui est donné : la « Rus de Kiev ». On s’interroge encore sur la signification du nom « Rus », peut-être faut-il recourir à la langue finnoise qui nomme la Suède « Ruotsi » : « Russe » voudrait donc signifier « Scandinave », alors même que les conquérants vikings se mélangeront avec les races présentes, principalement des Slaves, mais pas seulement, surtout à Kiev, carrefour de plusieurs routes et plusieurs peuples. La racine de cette racine est peut-être dans le norrois, langue scandinave médiévale, qui indiquerait l’acte de ramer, ce qui caractérise en effet les Vikings, experts en navigation fluviale et maritime.
Cette Rus de Kiev qui monte de Kiev à Novgorod rassemble, outre ces deux villes, d’autres principautés, parmi lesquelles Rostov, Smolensk, Polotsk, Tchernigov, Volodimir etc., ce qui explique que, lorsqu’Ivan le Terrible (1530-1584), prince de Moscou, fera la conquête des anciennes principautés reprises aux Mongols, il se nommera « Tsar[4]de toutes les Russies ».
Wladimir le grand (958-1015) se convertit au christianisme en 988, en fit la religion officielle et entraîna derrière lui nombre de ses sujets. C’est sa petite-fille Anne de Kiev qui épousa en 1051, à Reims, le roi de France Henri Ier, trois ans donc avant le schisme de 1054 qui rendra plus difficiles les relations entre les deux Europes, de l’ouest et de l’est[5].
En 1240, les invasions mongoles, qui submergent le continent eurasiatique, font disparaître la principauté de Kiev, alors incorporée à la Horde d’or, un Etat issu de l’immense empire de Gengis Khan[6]. Mais parmi les différentes principautés riourikides, celle de Moscovie échappe à la disparition pure et simple grâce à l’action d’Alexandre Nevski (1261-1303), lequel préfère faire allégeance aux Mongols (qui l’aident à combattre à l’ouest les chevaliers teutoniques) plutôt que de laisser disparaître sa dynastie. C’est à partir de cette Moscovie, d’abord vassale, puis indépendante, puis victorieuse de la Horde d’or, que se reconstituera un Etat russe, cette fois-ci autour de Moscou (et Saint-Pétersbourg à partir de Pierre le Grand). Dans l’intervalle, Kiev a été annexée par les Polonais en 1362, et toutes les régions de l’ouest de l’ancienne principauté de Kiev ont été partagées entre polonais et Lithuaniens, qui d’ailleurs se sont unis pour fonder un royaume polono-lithuanien en 1569.
Carte 2 : Le Grand-duché de Lituanie englobait l’actuelle Biélorussie et l’Ukraine occidentale, entre le XIIIe et le XVe siècles. Par la suite, l’Ukraine passera sous souveraineté polonaise.
Ces développements expliquent aujourd’hui pourquoi la Russie contemporaine revendique son unité historique avec l’Ukraine : la même dynastie riourikide qui a fondé Kiev a fondé aussi Moscou, puis, sous le choc des Mongols, le rôle de pivot de la nation russe est passé de Kiev à Moscou. Pendant plusieurs siècles, Kiev n’a plus été qu’une ville de province, administrée depuis la Pologne, un royaume alors prépondérant. Les autres régions qui, à la fin du Ier millénaire, relevaient de Kiev, sont passées en d’autres mains : lithuaniennes, polonaises, et aussi russes pour ce qui concerne la principauté de Novgorod, qui avait été la base de départ de l’expansion des Riourikides. Ainsi, quand on regarde notre première carte dessinée en surimpression des frontières européennes actuelles, on observe que l’Etat de Kiev a basculé de haut en bas autour d’un pivot central : la ville de Kiev.
La résurrection de l’Ukraine par l’Allemagne
En janvier 1918, dans le contexte de la Grande guerre, l’Allemagne remporte la victoire sur le front de l’Est : à Brest-Litovsk, la Russie bolchevique de Lénine signe un traité permettant au vainqueur de créer une ceinture d’Etats-tampons entre les deux puissances, constituée des pays baltes, de la Russie blanche (ou Biélorussie, autrefois partie intégrante du Grand-duché de Lithuanie) et d’une Ukraine divisée entre une moitié-ouest qui doit beaucoup à l’Europe centrale, elle-même imprégnée d’occident (Autriche et Pologne) et une moitié-est russophone orientée vers la Russie.
A cette division culturelle s’ajoute une division sociologique : l’ouest est agricole, propice à la propriété privée, l’est est minier, peuplé d’ouvriers qui ne possèdent rien et en 1918 sont sensibles aux sirènes communistes de Lénine. D’emblée, cet Etat ukrainien satellite de l’Allemagne se révèle tiraillé entre les deux parties[7], de sorte qu’à la fin de l’année, quand l’Allemagne est vaincue à son tour, les Ukrainiens de l’est, à Kharkov et dans le bassin industriel et minier du Don, ouvrent en grand les portes à la Russie bolchevique. Lénine, persuadé que son régime durera toujours, accepte pourtant de prolonger l’existence institutionnelle de ces Etats créés par l’Allemagne, jusqu’à étendre même le principe des nationalités à d’autres régions au sud[8], l’essentiel étant que tout le pouvoir reste à Moscou. Les seuls Etats que Lénine se dispense de récupérer sont les trois Etats baltes, tandis que dans l’ancien Grand-duché de Finlande, associé à l’Empire des Tsars depuis 1809 mais qui a déclaré son indépendance dès le mois de décembre 1917 pour échapper au régime communiste, une révolution bolchevique a échoué à faire revenir le pays dans le giron russe.
Il convient de se souvenir qu’à Brest-Litovsk, non seulement l’Allemagne impériale est signataire du traité, mais aussi l’empire d’Autriche-Hongrie, qui au cours des siècles a largement remplacé la présence polonaise dans ses marches orientales. La ville galicienne de Léopol[9], par exemple, conquise par les polonais en 1349 et devenue Lvov, était passée à l’Autriche en 1772 sous le nom de Lemberg dans le contexte du Premier partage de la Pologne[10], et portait encore ce nom au moment de la recréation de l’Ukraine par les Empires centraux : ainsi les frontières de la nouvelle Ukraine n’allaient-elles pas aussi loin vers l’ouest. De fait, quand les Empires centraux perdent la guerre et l’Autriche-Hongrie se voit démantelée, personne ne songe à confier Lemberg à l’Ukraine – qui d’ailleurs est un des théâtres de la guerre civile entre Blancs et Rouges au sein de la Russie bolchevique : les frontières se figent donc de part et d’autre de ce qui avait été la frontière russo-allemande et russo-autrichienne, au profit d’une vaste Pologne de presque 390.000 kms².
Mais en 1939, Staline et Hitler procédèrent à un nouveau partage de la Pologne, comme avaient fait les puissances russe et germaniques au XVIIIe siècle[11]: l’empire russe bolchevique s’étendit donc de nouveau vers l’ouest, au profit de ses deux républiques ukrainienne et biélorusse qui s’agrandirent des territoires orientaux de la Pologne. Dans la foulée, en 1940, 1945, 1948, à l’Ukraine soviétique seront annexées différentes régions appartenant à la Tchécoslovaquie et la Moldavie.
Enfin, en 1954, le successeur de Staline, Nikita Khrouchtchev, décida de lui rattacher la Crimée, bien que peuplée très majoritairement de Russes (voir carte 3). L’initiative n’avait pas de fondement ethnique, mais se justifiait économiquement, car la péninsule devait se voir approvisionnée en eau potable par un canal, dont le creusement commença en 1957, qui la relierait au Dniepr : il était plus rationnel d’administrer ce service dans un seul ensemble ; pour le reste, une fois encore, on n’imaginait pas qu’un jour se produirait un éclatement entre les différentes républiques de l’Union.
Carte 3 : Les agrandissements successifs de l’Ukraine entre 1918 et 1954.
Par ailleurs, en 1945, Staline était allé jusqu’à imposer à l’ONU la reconnaissance de l’Ukraine et de la Biélorussie comme deux républiques distinctes de l’URSS, disposant donc d’un droit de vote, ce qui faisait trois voix à chaque fois que s’exprimait l’URSS : là encore, on imaginait que la manœuvre resterait sans inconvénient pour l’URSS, parce que l’on croyait qu’elle serait éternelle, mais cette affirmation de l’Ukraine et de la Biélorussie au sein même de l’ONU en faisaient des entités étatiques qu’il sera facile de reconnaître internationalement quand l’empire soviétique aura éclaté.
L’Ukraine post-soviétique
La dislocation de l’empire soviétique – ruiné par l’administration de son économie – a été provoquée par une manœuvre politique de Boris Eltsine, président de la République socialiste de Russie, qui voulait devenir le seul maître à Moscou. L’affaire se présentait mal, car le 17 mars 1971, un referendum – auquel, toutefois, avaient refusé de participer les trois républiques baltes, la Moldavie, la Géorgie et l’Arménie – avait donné 78% de votes favorables au maintien de l’unité – pour autant que, dans un régime totalitaire, ce scrutin fût fiable[12]. Le 8 décembre, les présidents de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie créèrent une Communauté d’Etats Indépendants (CEI) et appelèrent les autres républiques soviétiques à les suivre : sur les douze autres républiques, onze y adhèrent le 21 décembre. Le 25, constatant que l’URSS n’était plus qu’une coquille vide, son président Gorbatchev n’eut pas d’autre choix que celui de démissionner, et le lendemain, le Soviet suprême dissout l’Union soviétique.
Devenus indépendants, l’Ukraine, mais également la Biélorussie et le Kazakhstan, héritaient d’une partie de l’arsenal nucléaire soviétique, ce qui était de nature à inquiéter les autres puissances nucléaires préoccupées par un risque de prolifération. Un accord fut trouvé : les anciennes républiques soviétiques concernées renoncèrent au statut envié de puissance nucléaire, laissé à la seule Russie, en échange d’une reconnaissance internationale de leurs frontières dessinées entre 1918 et 1955. En Ukraine cependant, cette reconnaissance extérieure n’a pas suffi à faire oublier la réalité intérieure : le pays se révéla aussi divisé qu’en 1918, et aux élections présidentielles de 1991, 1994, 2005 et 2010, se sont succédé des présidents tantôt pro-russes tantôt antirusses, jusqu’au coup d’Etat antirusse de 2014[13]qui mit le feu aux poudres. Les régions russophones se soulevèrent, en particulier dans le bassin du Don (Donbass), tandis que la Russie, soucieuse de ne pas voir s’ouvrir une base américaine en Crimée, et arguant du fait que sa population y était quasi-exclusivement russe, annexa cette Péninsule, mais sans recevoir l’approbation de la Communauté internationale. Dans un premier temps, l’armée ukrainienne reprit possession de la moitié des républiques sécessionnistes du Donbass, jusqu’à ce que la Russie fournisse aux rebelles une quantité suffisante de matériel, et probablement des instructeurs, qui arrêtèrent la progression des Ukrainiens. Enfin, la Russie intervint directement dans cette guerre interne en février 2022. Notre sujet ne traitant pas de l’histoire intérieure de l’Ukraine depuis son détachement de l’URSS, nous en restons à notre prospective consacrée à ce qui pourrait, sinon se produire, du moins se manifester, après une capitulation de ses armées, que sauf imprévu nombre d’observateurs prévoient pour 2025, dans l’état actuel des choses.
En effet, en cas de défaite et dans l’hypothèse d’une remise en question durable de ses frontières au sud et à l’est en faveur de la Russie, d’autres irrédentismes pourraient se faire jour, en raison des conditions dans lesquelles de vastes déplacements de populations se produisirent en 1945 sous la contrainte des armes, et sur un temps court, sans donc pouvoir confier au temps long le soin de les faire accepter insensiblement. En somme, nous allons passer en revue plusieurs cas qui ressemblent à celui de l’Alsace-Lorraine, sinon que la population alsacienne avait été maintenue dans son pays[14], tandis que les changements de frontières en 1945 ont été généralement accompagnés de déportations ou de déplacements massifs.
Les irrédentismes roumain et hongrois
La Roumanie et la Hongrie pourraient revendiquer des territoires qui leur ont été confisqués par Staline entre 1940 et 1948 : le sud de la Ruthénie est peuplé de Hongrois, et la Roumanie s’est vue dépossédée de plusieurs régions (cf. Carte 3).
Mais naturellement, les deux irrédentismes les plus préoccupants seraient ceux de la Pologne et de l’Allemagne, bien plus dangereux pour la paix européenne, car la Pologne est la puissance principale à l’est de l’Union européenne, et il est inutile de présenter l’Allemagne, d’ailleurs tout occupée à se réarmer. Certes, les deux pays, surtout la Pologne, pour des raisons historiques compréhensibles, sont dans le giron diplomatique des Etats-Unis, mais leurs aspirations irrédentistes leur sont propres.
L’irrédentisme polonais
A la sortie du Moyen-âge, la Pologne promettait d’être une puissance continentale majeure : elle englobait l’Ukraine où elle dominait les Cosaques du Don – il faut relire le roman Tarass Boulba de Gogol – exerçait sa suzeraineté sur la Courlande et la Livonie ; et au début du XVIe siècle, son union avec la Lituanie, qui s’étendait sur toute la Biélorussie et plus encore, lui promettait de devenir une grande puissance :
Carte 4 : On notera que la Biélorussie appartenait intégralement au grand-duché lithuanien, ce qui explique qu’à sa création par l’Allemagne en 1918, elle en ait adopté le blason.
Mais son glissement vers un système de monarchie élective la rendit vulnérable aux appétits des deux voisins germanique et russe, jusqu’à se voir partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche à la fin du XVIIIe siècle.
Restaurée après la Grande guerre en 1919, mais amputée en 1939 de toute sa moitié orientale, la Pologne verrait bien sa population de l’Est, transférée par Staline en 1945 vers des régions allemandes vidées de leurs habitants, retrouver ses foyers d’origine. En d’autres termes, il est probable qu’une Ukraine vaincue par la Russie serait contrainte de céder ses territoires russophones, mais dans un tel contexte, on peut imaginer que la Pologne cherche à tirer son épingle du jeu pour que la nouvelle Ukraine soit purement ukrainienne, et la nouvelle Pologne restaurée dans ses droits historiques.
Si donc l’on additionne les irrédentismes polonais, hongrois et roumain à celles d’une Russie sortant victorieuse de la guerre actuelle, on pourrait redessiner ainsi une carte de l’Ukraine :
Carte 5 : Ce que deviendrait l’Ukraine si tous les irrédentismes qui la concernent étaient satisfaits.
Parmi les Etats-tampons créés en février 1918 au traité de Brest-Litovsk par l’Allemagne impériale, victorieuse de la Russie mais soucieuse de se protéger d’elle, on vit apparaître une république de « Biélorussie », dont le nom qui signifie « Russie blanche ». On ignore le sens de cette couleur : quelques-uns y voient la couleur de l’ouest selon les Chinois – un symbolisme que les Mongols auraient repris à leur compte – d’autres le fait que, intégrée au Grand-duché de Lituanie, ce pays composé originellement de principautés riourikides, ait échappé au tribut que toutes les autres Russies versaient à la Horde d’or : la Russie blanche aurait signifié une Russie franche. Le pays, de par sa situation géographique, accueille un mélange de Russes, de Polonais, de Juifs et de Lithuaniens. Un dialecte biélorusse s’y est forgé, que l’on parle dans les campagnes, mais dans les villes, on n’y parle que le russe. Surtout, jamais l’histoire n’a vu prospérer d’Etat biélorusse, et l’on peut se risquer à écrire que, sans la Première guerre mondiale, cette nouveauté géopolitique ne serait pas apparue : simplement, les Allemands ont encouragé ici un indépendantisme propre à repousser plus loin les Russes vers l’est. Le 21 février 1918, un Conseil biélorusse, présidé par Jan Sierada (1879-1943), s’est déclaré l’unique autorité légitime en Russie blanche. Puis, après la signature du traité de Brest-Litovsk, le 9 mars a été proclamée une République populaire de Biélorussie, qui déclara l’indépendance du pays le 25 mars. Un ancien général dans les armées du tsar, Stanislaw Bulal-Balachowitz (1883-1940), fut mis à la tête d’une dizaine de milliers de soldats chargés de défendre la toute jeune nation.
On se dessine un drapeau : trois bandes horizontales blanc-rouge-blanc qui renvoient aux couleurs polonaises, et on usurpe le blason de la Lituanie, dont l’Etat a pourtant été restauré par l’Allemagne. Mais en dépit du retrait de l’Allemagne après le 11 novembre 1918, et en dépit de la contestation de son identité par toutes les nations voisines, Lénine, par idéologie, se présentant comme un défenseur des nationalités, accepta de réintégrer la Biélorussie avec un statut de république soviétique unie aux autres. Plus encore, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, Staline revendiquera que l’Union soviétique ne soit pas seule à être représentée l’ONU, mais aussi l’Ukraine et la Biélorussie, profitant de la compassion éprouvée par les vainqueurs de 1945 devant les souffrances inouïes endurées par ces régions durant la guerre, surtout la Biélorussie, alors entièrement détruite.
Toutefois, dans l’intervalle entre 1919 et 1939, la géographie politique de cette Biélorussie a considérablement changé. Minsk, sa capitale, était originellement très proche de la frontière orientale de la Pologne. Mais en 1939, Staline procéda à un nouveau partage germano-russe de la Pologne en s’emparant de toute sa moitié-est, qui ne lui fut jamais restituée : à titre de compensation territoriale, il délogea de chez eux une dizaine de millions d’Allemands pour offrir leurs terres aux Polonais, qui depuis lors y résident.
Carte 6 : en 1939, la Biélorrusie alors membre de l’URSS, se voit offrir la moitié est de la Pologne, et l’a conservée depuis.
Aujourd’hui, la Pologne, non seulement pourrait vouloir recouvrer la moitié ouest de l’Ukraine, qu’elle estime lui revenir par droit historique, mais également les territoires aujourd’hui biélorusses qui lui ont été arrachés par Staline en 1939. A tout le moins, elle pourrait tirer profit soit d’une victoire, soit d’une défaite de la Russie : une victoire russe pourrait être l’occasion de reprendre la Volhynie et la Galicie aujourd’hui occupées par l’Ukraine ; une défaite russe serait fatale à la Biélorussie, qui pourrait se voir reprendre sa partie occidentale, parce qu’elle est l’Etat le moins enraciné historiquement parmi tous ceux créés par l’Allemagne en 1918.
Naturellement, le retour aux frontières de 1939 ne pourrait être revendiqué qu’en cas de défaite – improbable – de la Russie, dont le président M. Poutine a déclaré le 21 juillet 2023 qu’une telle entreprise « équivaudrait à une agression contre la Fédération de Russie »[15]. Dans cette même déclaration, tenue devant son propre Conseil de sécurité, il accusait la Pologne de vouloir reprendre les territoires perdus en 1939. Pour ce qui concerne l’Ukraine, la Russie s’en désintéresserait, mais pas pour la Biélorussie, dont il est possible qu’en cas de victoire russe, la relation avec la Russie devienne de plus en plus étroite. En tout état de cause, le fait que le président russe profère de telles accusations montre que l’hypothèse n’est pas impensable.
En contrepartie, en cas de défaite russe, l’implication de la Biélorussie dans la guerre russo-ukrainienne légitimerait sans doute les appétits polonais aux yeux de ses alliés… à condition, bien sûr, que son irrédentisme n’aille pas jusqu’à revendiquer Vilnius, aujourd’hui capitale de la Lituanie, mais qui appartenait à la Pologne entre 1919 et 1939. On voit comment les remises en question des frontières violemment imposées en 1945 pourraient se suivre en cascade, jusqu’à ébranler l’équilibre entre la Pologne et l’Allemagne. M. Poutine en a d’ailleurs conscience, quand, dans la même déclaration, il ajoute : « Les territoires occidentaux de l’actuelle Pologne sont un cadeau de Staline aux Polonais. Nos amis de Varsovie l’ont-ils oublié ?[16]» . Une manière d’enfoncer un coin dans le camp antirusse en rappelant qu’une satisfaction intégrale de l’irrédentisme polonais pourrait réveiller un autre irrédentisme, autrement plus lourd de conséquences.
L’irrédentisme allemand
Après plusieurs siècles de Drang nach osten (poussée vers l’est) aux dépens des Slaves, les Allemands se sont vu brutalement chassés de leurs territoires orientaux en 1945. Certaines régions ou villes peuvent être discutées : la Prusse, par exemple, originellement peuplée de Baltes, a été germanisée à la demande de la Pologne, laquelle, pendant un temps, a pu exercer une suzeraineté sur certaines de ses parties ; mais sa cohabitation avec les chevaliers teutoniques – originellement rappelés de Terre Sainte – a été difficile, de sorte qu’on peut dire que 1945 aura été le dernier acte de la rivalité germano-slave dans cette région. En revanche, il est clair que la Poméranie et la Silésie sont authentiquement germaniques. Danzig, capitale de la Pomérélie, a été pour quelques années polonaise, mais son histoire est allemande. En 1945, les Russes ont chassé plus d’une dizaine de millions d’Allemands de leurs foyers sur 105.000 kms² pour y installer des Polonais, en échange de quoi ils conservèrent leur conquête de la moitié-est de la Pologne[17]. C’est ainsi que l’on voit aujourd’hui une ville comme Görlitz, typiquement germanique, coupée en deux par le fleuve Neisse, sa rive droite rebaptisée « Zgorzelec » ; ou bien encore la ville de Stettin vidée de ses habitants et repeuplée par des Polonais.
En 1945, des soldats polonais établissent une nouvelle frontière sur la ligne Oder-Neisse.
Autre cas emblématique, la ville de Königsberg, foyer de l’ancienne Prusse, célèbre jadis pour son université où brilla le génie d’Emmanuel Kant : la Russie s’y est installée en 1945, à l’époque où elle possédait encore son empire territorial soviétique. Après la dislocation de cet empire, Königsberg, repeuplée par des Russes et rebaptisée Kaliningrad en souvenir d’un obscur militant communiste, Kalinine – peut-être parce que son nom commençait lui aussi par un « K » – devint une enclave aujourd’hui problématique, car si elle renforce la présence de la Russie en mer Baltique, elle se trouve désormais isolée dans les marches de l’Est de l’Union européenne. D’où la nécessité pour les Russes de la surarmer…
Carte 7 : les frontières allemandes de 1939 et celles de 1945
Naturellement, la possibilité d’un irrédentisme allemand ne peut reposer que sur l’hypothèse d’une défaite de la Russie dans la guerre ukrainienne, ce qui est peu probable dans l’état actuel des choses, mais qui lui permettrait de revendiquer au moins la restitution de Königsberg, voire aussi une négociation avec la Pologne portant sur la Poméranie et la Silésie, en échange du recouvrement polonais de la Galicie et la Volynie. Cependant, en imaginant que la Russie lui rétrocède Königsberg, l’Allemagne se situerait de nouveau de part et d’autre de la Pologne, laquelle n’a pas conservé un bon souvenir de cette prise en tenailles[18].
Conclusion
Ce que nous venons d’écrire ici relève de la prospective, et nous savons que Churchill disait que « la prévision est difficile, surtout quand il s’agit de l’avenir » … Toutefois, nous ne pouvons pas être certains que la possibilité d’irrédentismes polonais, hongrois, roumain, voire allemand, ne se fondent pas sur le même sentiment que celui des Français à propos de l’Alsace-Lorraine : « Y penser toujours, n’en parler jamais »… jusqu’à la crise de l’été 14. Le nouvel ébranlement de l’Histoire dans la plaine ukrainienne pourrait inspirer à quelques-uns l’audace d’en parler enfin…
SOURCES
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[1] Pour les revendications belges, lire Christoph Brüll : Réparations, annexions ou rectifications ? Le problème de la frontière belgo-allemande après la Seconde guerre mondiale, in Cahiers d’Histoire du Temps présent n° 16, Bruxelles 2005.
[2] Paris est pillée en 857, puis à nouveau trente ans plus tard.
[3] Appelé « byzantin » à partir du XVIe siècle, il ne s’est jamais présenté ainsi, n’ayant jamais cessé de se revendiquer romain jusqu’à sa chute en 1453, tandis que les Occidentaux avaient pris l’habitude de de qualifier plutôt de « grec » en raison de son abandon du latin dès le VIIe siècle.
[4] « Tsar » : César (Caesar), les Russes, mais aussi les Bulgares, entendaient reprendre l’héritage romain. Ivan le Terrible déclarait : « Deux Romes sont tombées, Moscou sera la troisième Rome ».
[5] On suppose que cette alliance était motivée – déjà – par un souci d’équilibrer le poids de l’Empire germanique, cf. Robert-Henri Bautier : Anne de Kiev, reine de France, et la politique royale au XIe siècle, Revue des études slaves, 1985.
[6] Trois autres Etats mongols voisinaient : la Chine des Yuan, la Perse des Houlagides et le khanat de Djaghataï en Asie centrale.
[7] Lire notre Histoire mondiale de la Grande guerre, Ellipses 2015.
[8]Staline s’était vu confier le soin de dessiner une carte intérieure de l’URSS
[9] La « Ville au lion » : l’écu de la Galicie est un lion d’or sur champ d’azur.
[10] Entre Russie, Prusse et Autriche.
[11] En trois étapes : 1772, 1793 et 1795.
[12] La question posée était : « Pensez-vous qu’il est nécessaire de préserver l’URSS sous forme d’une fédération renouvelée de républiques souveraines égales où les droits et les libertés de chacun, quelle que soit la nationalité, seront pleinement garanties ? » : l’expression « fédération renouvelée » cachait une promesse dont on ne saura jamais si elle était sincère ou non, et l’adjectif « nécessaire » justifiait cet empire.
[13] La révolution de Maïdan qui renversa le président Viktor Ianoukovitch, lequel se réfugia à Moscou.
[14] Ceux qui se sont transportés vers l’intérieur en-deçà des Vosges, voire en Algérie, l’avaient choisi.
[15]The Guardian, vendredi 21 juillet 2023.
[16]Id.
[17]En termes de superficie, la Pologne était perdante, elle perdait quand même 75.000 kms² ; en revanche elle acquérait des régions beaucoup plus riches, comme la Silésie.
[18]Notons que la haine germano-polonaise est un héritage du « Traité » de Versailles avec son corridor polonais : jusqu’alors, l’ennemie héréditaire de la Pologne était d’abord la Russie.
Merci !
L’article est déverouillé. Bonne lecture !