Censure du gouvernement : une sanction de l’altération de l’esprit de la Constitution

Jean-Luc Coronel de Boissezon - Contributeur du CAP de l'ISSEP

Dr. Jean-Luc Coronel de Boissezon

Agrégé des facultés de droit, enseignant-chercheur, chaire de Droit

Le gouvernement Barnier est tombé après avoir essayé de contourner le consentement à l’impôt que recouvre tout vote du budget et qui fonde le pacte parlementaire. L’incident révèle une crise beaucoup plus profonde de la représentation, l’assentiment populaire ayant été constamment évité depuis vingt ans. La leçon du 4 décembre 2024 est que l’on ne saurait, dans l’esprit de la Ve République, séparer le recours répété à l’article 49.3 d’une pratique régulière de l’article 11.

Lors de son allocution télévisée du 5 décembre, Emmanuel Macron a présenté la motion de censure adoptée la veille, contre le gouvernement de son Premier ministre Michel Barnier, comme l’œuvre d’un « front anti-républicain ». Il a affirmé que les députés du Rassemblement national avaient « simplement choisi le désordre, qui est le seul projet qui les unit à l’extrême gauche », et cela « non pas pour faire, mais pour défaire ; créer le désordre », avec, précisait-il, « un certain sens du chaos ». L’intrusion du président de la République dans les foyers français au moyen de la télévision publique n’est pas encadrée par la Constitution, ni par la loi, mais seulement par la jurisprudence prétorienne de l’organe gouvernemental qu’est le Conseil d’État, et la réglementation de l’ARCOM (ex-CSA) dont le président est nommé par le chef de l’État (et la majorité des membres, dans les faits, par la majorité présidentielle), laquelle accorde au pouvoir exécutif pas moins d’un tiers du temps d’antenne comptabilisé pour le personnel politique [1].

. À plus forte raison siérait-il au chef de l’État de faire preuve, dans l’exercice de cette prérogative si large, d’une réserve à laquelle l’invitait déjà le texte constitutionnel, dont l’art. 5 dispose : « Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État ».

M. Macron a abandonné cette fonction d’arbitre au service de tous les Français -notoirement inspirée au général de Gaulle par le modèle royal qui a fait la France – pour descendre sur le terrain politicien et y imposer ses vues. Qualifier la coalition de partis du Nouveau Front populaire, auteur de la motion de censure, ainsi que le Rassemblement national, qui l’a votée, d’« anti républicains » revient à exclure de « l’arc » institutionnel près de la moitié des Français, en tout cas des électeurs s’étant exprimés aux législatives anticipées de juin 2024, où le RN avait obtenu 32,05 % avec 8 744 080 voix et le NFP 25,68 % avec 7 004 725 suffrages[2]. Il s’agit là d’un mépris du principe démocratique, significativement dissimulé par la référence au principe « républicain », dont on ne peut que conclure qu’il est potentiellement contraire au premier. S’il ne laisse pas d’éclairer utilement le recours incantatoire à l’adjectif « républicain » depuis une vingtaine d’années[3] le propos n’en reste pas moins sur le fond un artifice que chacun constate : c’est le même président, par la voix de son Premier ministre Gabriel Attal, qui avait appelé à des accords électoraux avec le NFP au second tour des législatives, il n’y a que cinq mois, nul caractère « anti-républicain » n’ayant alors été déploré chez ces alliés mobilisés par la maigre majorité présidentielle pour entraver, à tout prix, la volonté d’une majorité de Français de voir le RN parvenir au pouvoir. Le caractère non plus du tout arbitral, mais tout à fait arbitraire, de l’allocution télévisée présidentielle n’en apparaît que plus problématique. Altérant, d’un côté, la nature de la fonction présidentielle fixée à l’article 5, Emmanuel Macron ne pouvait davantage convaincre en prétendant, de l’autre côté, être le « garant des institutions », rôle dont il a laissé entendre qu’il justifiait son maintien au poste présidentiel, « pour trente mois » a-t-il précisé afin de rendre explicite son refus de démissionner. En dépit d’une tentative plus forte encore que lors de ses précédents essais de se présenter comme le chef d’un nouveau « parti de l’ordre » – prétention ne pouvant qu’étonner quiconque se souvient de l’idéal de société que les choix présidentiels pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques avaient achevé de révéler -, c’est bien M. Macron qui a introduit une plus grande instabilité par sa décision de dissolution de l’Assemblée nationale, non de façon compréhensible pour résoudre un blocage parlementaire envisagé par l’article 42 de la Constitution, mais par un recours sans nécessité à l’article 12. Le président, en utilisant ce moyen certes offert par la lettre de la Constitution, s’éloignait cependant de son esprit, à savoir la culture du « fait majoritaire » : l’installation simultanée à la tête de l’État, à celle du gouvernement et à l’Assemblée nationale d’un même parti ou à tout le moins d’un même courant politique, pour une efficacité maximale dans la direction du pays. La révision constitutionnelle adoptée par référendum le 24 septembre 2000, abandonnant le septennat au profit du quinquennat, avait pour but de renforcer cette « épine dorsale du régime » (Pierre Avril), en faisant parfaitement correspondre les temps de mandat présidentiel et parlementaire. Elle a au contraire été fracturée par M. Macron, qui en dissolvant inopinément a disjoint les deux mandatures.

Une procédure non pas factieuse, mais restaurant au contraire la tradition parlementaire

 

S’efforçant de rejeter la faute de l’altération des institutions sur ses opposants, le président a fustigé une « irresponsabilité » des députés. Rien de tel n’apparaît à la lecture du texte constitutionnel. Les parlementaires concernés n’ont pas pris l’initiative d’actionner une motion de censure dite « offensive », celle que prévoit l’article 49.2, qui leur permet de mettre en cause la responsabilité du gouvernement motu proprio. Ils ont seulement répondu à l’utilisation de l’article suivant en son troisième alinéa, le célèbre 49.3 qui autorise un passage en force, par le Premier ministre. En engageant la responsabilité du gouvernement sur le vote sans débat du texte proposé – en l’occurrence le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) -, ce à quoi il n’était nullement contraint, Michel Barnier a provoqué lui-même la réaction normale du corps législatif mis en demeure d’accepter sans discussion ni amendement un texte qui serait néanmoins revêtu du sceau de sa mandature. La seconde sorte de motion de censure, dite « défensive », était ici parfaitement normale, puisque inscrite dans la deuxième phrase de l’article 49.3. Les députés qui l’ont votée, loin d’agir en « anti-républicains », ont plutôt témoigné de leur respect des mécanismes du parlementarisme le plus traditionnel, assis sur la « séparation souple des pouvoirs » visant à l’équilibre de l’exécutif et du législatif, garantie par des moyens de pression réciproques. Dans ce système de « poids et contrepoids » d’origine britannique, la dissolution, reposant entre les mains de l’exécutif présidentiel, constitue elle-même une réponse à la menace de censure dont dispose le législatif. Mais en y recourant hors de cette menace, dès le 9 juin 2024, Emmanuel Macron l’a rendue indisponible pour un an aux termes de l’article 12, précipitant dès lors un renversement du gouvernement sans risque pour l’Assemblée nationale.

Une réponse au mépris technocratique de la représentation nationale

Plus encore qu’une logique juridique, une logique politique rendait l’adoption de la motion de censure éminemment prévisible : la nécessaire sanction d’un mépris durable de la représentation nationale, exprimé par une banalisation puis un abus de l’emploi du 49.3. Emmanuel Macron y fut associé dès son apparition dans la vie politique française, en tant que ministre de l’Économie de Manuel Valls sous la présidence de François Hollande : la « loi Macron »[4] de 2015 fut déjà adoptée par deux recours successifs au 49.3. Devenu président de la République, M. Macron aura pendant son premier mandat deux chefs de gouvernement, l’un et l’autre élus locaux, qui auront l’intelligence politique d’être économes de ce passage en force (un seul eut lieu, sous le ministère Philippe). Pendant son second mandat en revanche, son Premier ministre Élisabeth Borne a outrepassé tout précédent en recourant 23 fois au 49.3 en vingt mois, soit en moyenne tous les mois. Elle a notamment imposé par ce moyen une réforme des retraites à laquelle étaient opposés près de 80 % des Français[5], lesquels s’étaient par ailleurs prononcés à 78 % contre le recours au 49.3[6]. Avec Mme Borne, le macronisme a assumé de la sorte une composante ouvertement anti démocratique, revers du caractère technocratique qui lui est consubstantiel[7].Certes, ces passages en force portaient tous sur des projets de budget. La marge de manœuvre en dehors de ce champ législatif est de toute façon désormais mince, puisque la révision constitutionnelle de juillet 2008 a réduit l’usage illimité du 49.3 aux seules lois de finances ou de financement de la Sécurité sociale, les autres projets ou propositions de lois ne pouvant plus faire l’objet que d’un seul recours au 49.3 par session parlementaire. Pour autant, le problème posé par la systématicité de ce procédé chez Mme Borne n’en demeure pas moins énorme. En effet, c’est précisément le principe du consentement à l’impôt qui a fondé historiquement le système parlementaire, tel qu’il a été engendré au sein de la civilisation commune européenne, dès son apparition médiévale dans la Magna Carta anglaise de 1215 par réaction des barons anglais contre la pression fiscale arbitraire du roi Jean sans Terre. Les États généraux français, institués en 1302 par Philippe le Bel (et qui faisaient eux-mêmes suite aux plaids francs), ont eu jusqu’en 1789 la même fonction, celle du consentement au budget de l’État[8]. C’est ce pacte pluriséculaire entre le peuple français et son gouvernement qui a été foulé aux pieds, avec une insistance sans précédent, sous la présidence d’Emmanuel Macron. Dénoncée et combattue dans la rue par des manifestations, qui rassembleront régulièrement plus d’un million de personnes au premier semestre 2023, cette politique ne pouvait que recevoir, dès que le processus institutionnel l’a permis, une sanction à la hauteur de sa gravité de la part de la représentation nationale. C’est ce qui s’est passé le 4 décembre 2024, après l’utilisation de trop du 49.3 par l’éphémère nouveau Premier ministre de M. Macron.

Un rappel du fondement populaire des prérogatives de l’exécutif

 

En-deça de la rupture fondamentale avec la très longue tradition politique française fondée par les rois capétiens, et historiquement partagée au sein de l’espace civilisationnel européen, le mode de gouvernement macronien – qui ne fait à cet égard que mener à son terme une lente dérive commencée à la mort du général de Gaulle – rompt plus spécifiquement avec la logique constitutive de la Ve République, telle que la contenait la Constitution du 4 octobre 1958 complétée par la révision de 1962. Quel était en effet le sens du 49.3 dans l’esprit des fondateurs du régime, Charles de Gaulle et son Premier ministre Michel Debré, assisté par le grand constitutionnaliste René Capitant ? Il s’agissait de l’un des éléments de la « rationalisation du parlementarisme », ensemble de mesures constitutionnelles qu’avaient appelées de leurs vœux bien des juristes et politistes face au « régime d’assemblée », maladie récurrente de nos institutions depuis la Révolution française et dont la Troisième puis la Quatrième République avaient donné les calamiteux exemples, aboutissant à l’instabilité des gouvernements et l’enlisement des réformes nécessaires au pays. L’idée maîtresse du « parlementarisme rationalisé » était un redressement de l’exécutif face au pouvoir de l’Assemblée, de façon à empêcher le blocage de la politique de la France par les intrigues et intérêts catégoriels parlementaires. Cependant, une telle autorité rendue au pouvoir exécutif était absolument indissociable de sa légitimité : c’eût été assurément une usurpation de la souveraineté du peuple que de rabaisser les prérogatives de ses représentants sans contrepartie garantissant son respect. Tel est tout le sens du recours au peuple dans la Constitution voulue par le général de Gaulle et plus encore dans sa pratique, qui en confirme l’esprit. L’article 3 dispose : « La souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». L’étymologie latine de ce dernier terme dit sans détours de quoi il retourne : referre ad populum : « faire rapport au peuple », c’est-à-dire lui rendre des comptes – et en tirer les conséquences. De Gaulle l’a fait littéralement du début à la fin de sa présidence de la République : de l’adoption de la Constitution par le référendum du 28 septembre 1958, jusqu’à sa démission après la réponse négative des électeurs au référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation du 27 avril 1969. Organisateur de cinq référendums en onze ans, c’est-à-dire à un rythme quasiment biennal, le Général n’a jamais perdu le contact avec le peuple, tirant les conclusions de son
soutien comme de son désaveu. C’est dans la stricte mesure où l’exécutif avait pour première tête, dans le bicéphalisme usuel du parlementarisme, un chef de l’État à la légitimité populaire sans cesse ainsi retrempée, qu’était fondé le contournement de la représentation nationale : dans ces conditions seulement le 49.3 opérait un rattachement direct au souverain populaire, et non plus indirect via ses représentants, dans l’exercice de la législation. C’est dire que le parachèvement du système exigeait l’élection directe du chef de l’État par tous les citoyens, au moyen du suffrage universel ; ce qu’apporta comme il se devait un référendum, celui du 28 octobre 1962.

Le sens inverse des deux motions de censure adoptées sous la Ve République

Or, c’est précisément à l’encontre de la décision du Général de soumettre au référendum cette modification du mode de désignation du président de la République, que fut votée en 1962 la seule motion de censure ayant abouti, avant celle du 4 décembre 2024 qui nous occupe aujourd’hui. Loin d’être une répétition l’une de l’autre, comme tendent à le suggérer certains rapprochements journalistiques, ces deux censures sont en fait rigoureusement inverses. Le 5 octobre 1962, les députés avaient pris l’initiative d’une motion de censure offensive (dite aussi « spontanée »), afin de continuer d’écarter le peuple de la direction du pays. Sous la IIIe et la IVe République, le chef de l’État était élu par les parlementaires, au risque d’une désignation oligarchique par une classe politique que le mandat représentatif (contrairement au mandat impératif pratiqué sous l’Ancien Régime) ne contraint pas à suivre les volontés de ses électeurs. Le texte constitutionnel du 4 octobre 1958 y remédiait partiellement, en son article 6, en diluant le corps électoral parlementaire constitué par les deux Chambres (moins d’un millier d’électeurs) dans un collège d’environ 80 000 grands électeurs (à peu de choses près celui qui élit encore aujourd’hui les
sénateurs), rassemblant les maires, les conseillers généraux et pour les grandes villes un certain nombre de conseillers municipaux. Si la légitimité présidentielle s’enracinait ainsi davantage dans les terroirs, elle ne pouvait pas encore tout à fait éviter d’être passée au tamis du « régime des partis ». Par une décision puisée aux racines de l’histoire politique de la France, puisque renouvelant la geste capétienne contre les féodaux, le général de Gaulle est allé au bout de la logique de restitution de la souveraineté, trop souvent devenue dans les Républiques précédentes une « souveraineté parlementaire » : il l’a rendue au peuple français, source historiquement pérenne, que les anciennes Lois fondamentales du royaume elles- mêmes invitaient à choisir le prince au sein des États généraux dans les cas d’extinction ou de confusion dynastiques. C’est pour châtier De Gaulle de les avoir déjà privés du monopole de l’élection présidentielle, et plus encore de se préparer à la leur ôter entièrement, que les députés anti-gaullistes coalisés, jaloux de leur prérogative menacée, ont voté et obtenu la censure du gouvernement de Georges Pompidou le 5 octobre 1962. Ajoutons que ni le Général ni son Premier ministre n’en vacillèrent : on se souvient que le premier a dissous l’Assemblée (9 octobre) et que le second fut reconduit à la tête du gouvernement, après le succès du référendum (28 octobre) et, dans la foulée, des élections législatives (18 et 25 novembre) ! Entièrement inverse est la situation de 2024. Non pas offensive mais défensive, la motion de censure n’a pas été votée pour maintenir le peuple éloigné de la direction du pays, mais au contraire pour lui rendre sa souveraineté, confisquée par un exécutif qui a tourné le dos à la volonté populaire. Ni Nicolas Sarkozy, ni François Hollande, ni Emmanuel Macron n’ont jamais actionné l’article 11 : la France vient de passer une vingtaine d’années sans aucun référendum ; le terreau institutionnel de la Ve République se trouve privé d’irrigation depuis deux décennies. Pire, le dernier référendum a avoir eu lieu, celui du 29 mai 2005 qui refusait le traité établissant une constitution pour l’Europe, a comme on le sait été bafoué. En choisissant de contourner le « souverain originaire » pour ne recourir qu’au « souverain dérivé » qu’est le Parlement, autrement dit en tournant le dos au peuple pour solliciter ses seuls représentants, le président Sarkozy avait, à la fois, inauguré l’abandon du référendum devant la peur de la volonté populaire, et fait la plus parfaite démonstration de la crise du système représentatif, députés et sénateurs réunis en Congrès ayant adopté le 8 février 2008, avec le traité de Lisbonne, ce que les Français avaient refusé moins de trois ans plus tôt ! C’est un profond déséquilibre dans lequel a été plongée, subséquemment, la Ve République, avec des outils de rationalisation du parlementarisme et de restauration de l’exécutif ne jouant plus qu’en faveur d’un pouvoir de plus en plus hors-sol, bien moins attentif à la volonté populaire qu’à la validation du « quatrième pouvoir » médiatique, et comme ce dernier structuré en oligarchie à prétention normativiste, pareillement déconnectée d’un intérêt national remplacé par les exigences de « l’État de droit » et de la « mondialisation heureuse ». Le 4 décembre 2024, une fraction suffisante de députés a réussi à prononcer la sanction si longtemps différée de cette dérive, réintroduisant dans la question fondatrice de l’assentiment au budget la volonté du peuple escamoté – non seulement celui qui a refusé la réforme des retraites et par suite leur sous-indexation dans le budget Barnier, mais encore celui des souverainistes de 2005, des Gilets jaunes de 2018, des trois français sur quatre qui attendent en vain une politique migratoire ferme [9], et des onze millions d’électeurs du Rassemblement national désormais majoritaires dans le pays et pourtant toujours ostracisés. Que le peuple historique défendu par le RN ait de moins en moins de rapport avec le « nouveau peuple » promu par La France insoumise, noyau du NFP et force la plus avancée en matière d’immigrationnisme, est aussi évident qu’inopérant dans ce cas précis d’arithmétique parlementaire.

Nulle issue durable sans réponse à la crise de la représentation

Loin du chaos prophétisé laborieusement par les tenants du « socle commun » macronien, la vie économique du pays va à présent se poursuivre au double moyen, d’abord, d’une « loi spéciale » prévue à l’article 47 de la Constitution, qui permettra de percevoir les impôts et de proroger le budget précédent, ensuite d’un nouveau budget qu’aura à proposer le gouvernement suivant. Pour autant, la question de fond qui est celle de la crise de la représentation, du « déficit démocratique » que constitue la relégation de la volonté du peuple historique, demeurera entière. Elle ne pourra se résorber, en premier lieu, que par un retour au référendum : la vraie leçon du 4 décembre 2024 est que l’on ne saurait, dans l’esprit de la Ve République, désolidariser l’article 49.3 de l’article 11. Seule la pratique régulière de la consultation référendaire peut légitimer un recours répété à l’engagement de la responsabilité du gouvernement. Plus tard, une reprise de l’œuvre gaullienne de perfectionnement de la cohérence du texte constitutionnel aura à être entreprise, en particulier par l’introduction du référendum d’initiative populaire, bien éloigné du parodique « référendum d’initiative parlementaire » introduit en 2008 par Nicolas Sarkozy pour tenter de masquer, avec un cynisme confondant, la forfaiture du traité de Lisbonne. En second lieu, c’est le mode de scrutin désignant la représentation nationale qui appelle un changement aujourd’hui largement réclamé par les forces politiques qui viennent de faire chuter le gouvernement, ce qui n’est évidemment pas une coïncidence. Le scrutin majoritaire à deux tours a achevé, lors des législatives des 30 juin et 7 juillet 2024, de révéler son potentiel d’altération des préférences de la majorité des citoyens et, réciproquement, le champ qu’il laisse au « régime des partis », par des coalitions échafaudées par les états- majors parisiens et souvent éloignées des souhaits de la majorité de leurs propres électeurs. Cette pente oligarchique pourrait être évitée, au terme d’un débat dont l’économie ne pourra être faite, soit par un scrutin majoritaire à un seul tour, soit par un scrutin proportionnel (qui avait, on l’a oublié, la faveur du général de Gaulle à l’heure de la reconstruction en 1945[7]). L’inconvénient attribué à ce dernier, à savoir la fragmentation de la représentation nationale et la faiblesse des majorités gouvernementales produites, ne saurait peser aussi lourd que jadis, après trois décennies où l’efficacité gouvernementale semble avoir surtout servi des intérêts divergents de ceux de la nation, qu’il s’agisse de ceux de l’Union européenne actuelle ou ceux de la mondialisation économique, qui du reste se confondent largement. Que la proportionnelle favorise des partis tribunitiens ne peut davantage décourager, à l’heure où seuls les partis populaires, sinon populistes, entendent rendre la parole au peuple, au terme d’un demi-siècle de « sécession des élites »[11]. Il va de soi, enfin, que dans ce retour à l’esprit de la Cinquième la démission du président désavoué devrait s’imposer. Principe non écrit et pourtant fondamental, abandonné par François Mitterrand en 1988 au profit d’une « cohabitation » aux antipodes de l’esprit de la Constitution, il avait été imprudemment rappelé par Emmanuel Macron le 18 mars 2019, à l’occasion du dernier des « grands débats », opération de communication organisée en réponse à la crise des Gilets jaunes : « Le président de la République ne devrait pas pouvoir rester, s’il avait un vrai désaveu en terme de majorité ; en tout cas c’est l’idée que je m’en fais et qui est la seule qui peut accompagner le fait d’assumer les fonctions qui vont avec ». Il se confirme de la sorte que, pour un homme comme pour une nation, la ressource politique la plus urgente en l’état actuel des choses est la mémoire.

SOURCES

[1]CSA (devenu l’ARCOM), Délibération n° 2017-62 du 22 novembre 2017 relative au principe de pluralisme politique dans les services de radio et de
télévision, art. 1-1, « Interventions du Président de la République, de ses collaborateurs et des membres du Gouvernement », en ligne.

[2]Ministère de l’Intérieur, Publication des candidatures et des résultats aux élections, Législatives 2024, en ligne.

[3]L’accentuation permanente de la référence à d’assez floues « valeurs républicaines » pouvant être datée de la première présence du Front national au second tour de l’élection présidentielle, le 21 avril 2002.

[4]Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.

[5]Un sondage récent indique qu’ils sont aujourd’hui 9 sur 10 à souhaiter son abrogation pure et simple (39 % des sondés) ou au moins sa modification (49 %). Sondage Elabe pour BFMTV du 11 septembre 2024.

[6]Hugo Lasserre, « Sondage : 78 % des Français contre l’usage du 49.3 », Le Journal du Dimanche, 15 mars 2023.

[7]Voir Frédéric Rouvillois, Liquidation. Emmanuel Macron et le saint-simonisme, Paris, Cerf, 2020.

[8]Voir Jacques Krynen, « La représentation politique dans l’ancienne France: l’expérience des États généraux », Droits, n° 6, janvier 1987, p. 31-44.

[9]75 % des Français se prononcent en faveur d’un renforcement de la fermeté en matière de politique d’immigration, selon un récent sondage CSA pourEurope 1, CNews et le JDD, publié le 17 octobre 2024.

[10]Dominique Chagnollaud, « En 1945, de Gaulle choisit la représentation proportionnelle », Le Monde, 24 juin 2022.

[11]Voir Christopher Lasch, La Révolte des élites [1995], Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996.

 

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