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Décryptage de la réforme des retraites : la véritable motivation des réformateurs derrière la volonté affichée de l’équilibrage des comptes.

Laurent de Saint-Léger

Contributeur libre du CAP

Expert national détaché dans les institutions européennes. Il a publié « la France dans le piège de l’euro » aux Éditions Vérone en 2019.

La petite musique se fait insistante depuis quelques mois. Après l’abandon au printemps 2020 pour cause de Covid du projet voté en première lecture par l’Assemblée nationale, la réforme des retraites est à nouveau mise à l’ordre du jour, tant par le gouvernement (Bruno Le Maire) que par ses soutiens comme Édouard Philippe. Et le message martelé auprès de l’opinion publique est toujours le même. Une réforme serait indispensable pour stopper la dérive financière et pérenniser dans le temps notre généreux système de retraite par répartition. Il s’agirait en même temps d’apporter plus de justice sociale et de réduire la complexité d’un système reposant sur une multitude de régimes : général, complémentaires et spéciaux.

Toutefois, les contours de cette possible réforme ont sensiblement changé. La révolution copernicienne du passage à un système à points, imaginée par le Haut-commissaire Jean-Paul Delevoye, a été rangée au placard et l’on en revient à des mesures paramétriques classiques visant à retarder la date de départ en retraite. Comme il est difficile d’allonger encore la durée de cotisations pour obtenir une retraite à taux plein – fixée à 43 ans pour les personnes nées après 1972 depuis la réforme adoptée en 2014 – l’option privilégiée serait de retarder l’âge légal de départ en retraite. Passé de 60 à 62 ans à la suite de la réforme de 2010, il pourrait être porté à 64 ans, et certains comme Édouard Philippe imaginent de le faire passer à terme à 67 ans, suivant l’exemple allemand ou italien. 

Si une nouvelle réforme voit le jour après l’élection présidentielle de 2022, ce sera la quatrième depuis 1993. Les Français peuvent, à juste titre, considérer que ce chantier n’est jamais achevé, et qu’il tend vers un système toujours moins généreux. Il n’est pas étonnant de constater que la catégorie la plus favorable à une réforme est celle des personnes de 60 ans et plus, ceux qui sont déjà en retraite et n’ont à priori rien à craindre de nouvelles mesures restrictives pour l’accès à la retraite… sauf qu’il n’y ait plus d’argent pour payer leurs pensions ! En revanche, l’opinion majoritaire parmi les jeunes actifs est qu’il est indispensable de constituer son propre capital privé, car le système public ne permettra plus d’assurer à terme un niveau de vie suffisant. Pourtant, le niveau de vie des retraités actuels reste légèrement supérieur à celui des actifs. Notre système continue donc d’assurer la solidarité financière entre les générations. Pourquoi alors ces inquiétudes, et pourquoi l’urgence d’une nouvelle réforme ? 

La principale raison avancée est de préserver l’équilibre financier du régime, compte tenu de la dégradation du rapport entre cotisants et pensionnés lié au départ à la retraite des générations du baby-boom. Ce rapport qui était autour de 4 cotisants pour un pensionné au début des années 1960 est tombé à 2,1 en 2000 et 1,7 en 2020. Les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) le voient à 1,3 en 2070. Le risque de dérive financière serait d’autant plus important que le système français est nettement plus généreux que dans les autres pays européens. D’après Eurostat, les dépenses publiques de retraite représentaient 14,6% du PIB en 2019 contre une moyenne de 12,4% du PIB dans la zone euro et 11,6% du PIB en Allemagne, un pays pourtant beaucoup plus affecté que nous par le vieillissement de la population. Et la crise actuelle n’a évidemment rien arrangé à la situation : alors que le système était à l’équilibre financier en 2019, il a enregistré un déficit de 18 milliards d’euros en 2020. 

Pour incontestables qu’ils soient, il convient de relativiser la portée de ces différents chiffres. 

  • D’abord, la dégradation du rapport entre cotisants et retraités est largement derrière nous.De surcroît, les réformes précédentes (report de l’âge légal et allongement de la durée de cotisations) continuent de produire leurs effets dans le temps pour réduire la croissance des dépenses de retraite. 
  • Le déficit des retraites représente moins de 10% du déficit public total de la France en 2020.Il est donc abusif de déclarer que notre pays est en faillite du fait du trou financier du système de retraites. 
  • Le poids plus important des dépenses publiques de retraite en France tient d’abord à la place prépondérante des retraites par répartition alors que des pays comme l’Allemagne ont encouragé les retraites par capitalisation qui passent par le système privé. Non seulement les Français sont attachés à la répartition qui est le système le mieux à même d’assurer une solidarité entre les générations, mais la capitalisation expose les cotisants aux évolutions éventuellement négatives des marchés financiers. Les retraités allemands ou néerlandais se plaignent amèrement des taux nuls aujourd’hui pratiqués par la BCE, car cela conduit à une absence de revalorisation de leurs pensions.

Et de fait, le dernier rapport publié par le COR en juin 2021[1] ne montre pas de perspectives financières inquiétantes. Dès 2021, le déficit des retraites serait réduit de moitié. Surtout, à partir de 2030 et jusqu’au début des années 2060, la part des dépenses de retraite dans le PIB baisserait dans tous les scénarios étudiés par le COR. Elle se situerait entre 11,3 et 13% du PIB en 2060 contre 14,6% en 2019. Deux explications principales à cette évolution : la disparition des générations nombreuses de retraités nés entre 1945 et 1965 et une croissance des pensions moindre que celle de la richesse nationale (du fait des mécanismes d’indexation du système de retraite sur les prix[2] quand les revenus d’activité bénéficient en sus des gains de productivité). 

Mais si l’équilibre des comptes ne justifie pas d’engager une réforme, quelles peuvent être les autres raisons ? L’explication réside dans ce paragraphe assez sibyllin du rapport du COR. 

« Le fait que les dépenses de retraite soient à législation constante amenées à décroitre à terme en pourcentage du PIB, et donc maitrisées est un constat qui n’emporte toutefois aucune appréciation politique sur le niveau actuel ou futur de ces dépenses. Selon les préférences politiques et les priorités qu’on souhaite assigner aux finances publiques, il est parfaitement légitime de défendre que ces niveaux sont trop ou pas assez élevés ».

L’appréciation politique des tenants de la réforme est que le système des retraites actuel coûte trop cher au pays en raison du poids des charges supportées par les entreprises et le budget de l’État. C’est le constat que, dans un système économique totalement ouvert sur l’extérieur, la France ne peut plus se permettre de maintenir un système public de retraites plus généreux que celui de ses partenaires. L’objectif est moins de réduire le déficit que de diminuer à terme les dépenses totales du système. En clair, diminuer le poids des cotisations retraite qui, parce qu’elles sont assises sur les salaires, ont un impact direct sur le coût du travail

Or, ces véritables motivations ne sont jamais clairement exprimées dans les attendus de la réforme. On préfère parler d’un système plus juste en insistant sur la situation des catégories considérées comme défavorisées par le système actuel : les stagiaires, les femmes qui supportent plus des carrières incomplètes ou les « petites retraites ». Mais le but poursuivi reste toujours celui de réduire la générosité du système pour le plus grand nombre, même si une redistribution peut être opérée à la marge pour certaines catégories. Ceci conduit à un nivellement par le bas réduisant l’échelle des pensions : d’un côté les pensions minimums sont rehaussées (aucune retraite inférieure à 1000 euros par mois), de l’autre les pensions supérieures sont rabotées avec la non-indexation sur les prix des pensions dites complémentaires AGIRC-ARRCO, mais aussi la non-revalorisation du point d’indice qui sert de base pour le calcul des pensions des fonctionnaires. Cette politique soi-disant sociale rend de plus en plus coûteux l’effort pour obtenir une pension décente pour les salariés à moyen et haut revenus. Cela renforce le sentiment que le système public de retraite n’est plus en mesure de garantir des pensions suffisantes et encourage de ce fait à se tourner vers l’épargne privée.

Sans vraiment le dire, les tenants de la réforme visent un « système cible » qui se composerait à terme de deux étages : 

  • À la base, un système public par répartition qui servirait des pensions plafonnées jusqu’à un certain montant.
  • En complément, des systèmes privés par capitalisation qui permettraient aux revenus les plus élevés de compléter leurs pensions. 

Ce système cible est celui qui prévaut dans toute l’Europe du Nord[3]. Il présente l’avantage de faire sortir une partie du système des retraites de la sphère publique puisque les cotisations aux retraites par capitalisation ne font pas partie des prélèvements obligatoires (et les pensions afférentes ne constituent pas des dépenses publiques). En outre, les retraites par capitalisation sont le plus souvent à prestations non définies, c’est-à-dire que le montant de la pension n’est pas fixé à l’avance, mais en fonction des capitaux investis. De ce fait, il n’y a pas le risque de constater un déficit comme avec la retraite par répartition. Dernier mérite : le développement des systèmes par capitalisation permet d’abonder les marchés financiers, apportant ainsi de nouveaux capitaux pour financer le développement des entreprises. Ce sont les « fonds de pension à la française » dont rêvent les fonctionnaires à Bercy depuis des décennies. 

Un dernier argument pour aller vers ce système cible réside dans les évolutions constatées sur le marché du travail. Les retraites par répartition correspondaient aux emplois à vie dans les grandes entreprises ou la fonction publique. Désormais, les carrières professionnelles heurtées avec plusieurs emplois entrecoupés de périodes d’inactivité tendent à devenir la norme. Il est alors de plus en plus difficile d’atteindre les durées de cotisations requises dans les systèmes par répartition pour obtenir une pension complète (43 ans, on le rappelle, en France). La capitalisation apporterait alors la souplesse permettant de moduler son effort d’épargne en fonction de ses niveaux de revenus.  Que penser de ce système cible ? Ses partisans peuvent invoquer l’obligation pour la France de s’adapter à des évolutions constatées au niveau mondial. Encore devraient-ils faire preuve de plus d’honnêteté et ne pas s’abriter uniquement derrière la menace d’une faillite du système actuel. Ce qui n’est pas dit clairement dans le discours politique actuel, c’est que l’on fait primer l’impératif de compétitivité économique sur celui de solidarité collective. La fin du système de répartition signifierait la rupture de la solidarité entre actifs et inactifs, entre jeunes et vieux, aujourd’hui organisée dans un cadre purement national. L’État providence patiemment construit durant les Trente Glorieuses devrait céder la place à un régime à l’anglo-saxonne, qui comprendra un filet de sécurité minimal pour les plus pauvres et le soin laissé à chaque individu de s’assurer contre les risques de la vie pour le restant de la population. Or, comme il est difficile d’attaquer frontalement le système par répartition auquel une majorité de Français restent attachés, le discours politique fait croire que la réforme est nécessaire pour le sauver alors que, dans la réalité, c’est un système tout à fait différent, moins protecteur, et plus individualiste, qui est encouragé. 

En résumé, voici les points qu’il convient de garder en tête pour toute réforme : 

Ne pas raisonner à la seule aune des critères budgétaires, mais prendre aussi en compte les conséquences sociales, sinon culturelles. Les Français, tout spécialement ceux qui, dans leur vie active, supporteront les conséquences de la réforme, doivent être éclairés sur les enjeux du choix entre les différents systèmes possible (système par répartition, système à points, capitalisation). Les tenants de la réforme n’ont en effet que trop tendance à s’appuyer sur le bloc des personnes déjà retraitées, en leur promettant une clause dite du grand-père, qui leur garantit qu’ils ne seront pas impactés financièrement. 

Ne pas laisser croire que la réforme va résoudre l’état calamiteux de nos finances publiques, ce que fait pourtant le gouvernement actuel qui brandit à toute occasion sa volonté de réformer pour afficher son sérieux budgétaire auprès des instances européennes. On a vu que le déficit des retraites n’était à l’origine que d’une part réduite (10%) de notre déficit public. Qui plus est, toute réforme ne ferait sentir ses effets budgétaires que très progressivement. La baisse du déficit comme de la dette devra obligatoirement passer par d’autres mesures structurelles de baisse des dépenses publiques. 

Les mesures paramétriques pour équilibrer les comptes sont arrivées au bout de leur efficacité. Certes, l’âge légal de 62 ans peut sembler encore peu élevé, mais la durée nécessaire de contributions (43 ans) est un critère beaucoup plus sévère en raison de la décote imposée par trimestre manquant. Il est devenu quasiment impossible d’obtenir une pension pleine avant l’âge de 65 ans. D’ailleurs, si une majorité de fonctionnaires arrivent encore à atteindre ce seuil, protégés qu’ils sont par leur statut, c’est loin d’être le cas des salariés du privé. Près de la moitié d’entre eux sont déjà en situation d’inactivité lorsqu’ils arrivent à la retraite, survivant souvent avec les allocations chômage et les minimas sociaux. Un report de l’âge légal ne ferait qu’ajouter aux difficultés de ces personnes tout en creusant encore l’écart entre privé et public. Et une partie des économies dégagées sur les retraites serait perdue en dépenses supplémentaires sur les allocations chômage et solidarité.

La création d’un régime unique de retraite, qui était préconisée dans le plan Delevoye, est une fausse bonne idée qui ne produira aucune économie et conduira à étatiser l’ensemble du système tout en rendant opaques les péréquations entre les différentes catégories d’assurés. Ce serait le moyen idéal pour l’État de faire supporter par les salariés du privé les déficits du régime des fonctionnaires et des régimes spéciaux (SNCF, RATP…), qui sont actuellement couverts par des dotations budgétaires votées dans le cadre des lois de finances annuelles

Les transformations structurelles du marché du travail (disparition des emplois à vie), de même que l’obligation de ne pas trop peser sur le coût du travail, peuvent justifier un recours accru à la capitalisation, venant compléter les retraites par répartition. Mais une telle évolution n’est possible que si les Français peuvent y trouver leur compte financièrement. C’est loin d’être le cas aujourd’hui alors que la France est championne en Europe pour la lourdeur de la fiscalité sur les revenus d’épargne et que le niveau des taux d’intérêt, durablement proche de zéro, ôte tout espoir de se constituer un capital à partir de produits obligataires. Les produits en actions offriraient en principe des perspectives de rendement meilleures sur le long terme, mais les risques beaucoup plus élevés rendent malaisés une généralisation de ce type de placement pour abonder les retraites futures. Dans tous les cas, le développement de fonds de capitalisation nécessitera du temps (seules les personnes commençant leur vie active peuvent espérer constituer un capital suffisant au bout de 20 ou 30 ans minimum) et il exigerait un cadre juridique et fiscal très favorable pour atténuer les risques sous-jacents et offrir des perspectives attractives pour les épargnants. Notamment une détaxation totale des sommes placées à l’entrée ainsi que des plus-values engrangées à la sortie[4] . Mais cela veut dire des pertes de recettes fiscales importantes impossibles à supporter pour un État déjà lourdement endetté. 

En conclusion, l’état de notre système de retraite, et donc la capacité à mener une réforme ambitieuse au bénéfice de l’ensemble des assurés, est indissociable de l’état de nos finances publiques. Dans un pays qui présente un déficit public de 10% du PIB et une dette égale à 120% du PIB, les marges de manœuvre sont nulles pour prendre des mesures améliorant les retraites. Et cela vaut également pour les systèmes privés par capitalisation puisque ceux-ci sont complètement « plombés » par la politique de taux zéro de la BCE, dont l’objectif essentiel est justement d’éviter que les États surendettés comme la France ne tombent en faillite. Plutôt que d’engager une nouvelle réforme des retraites qui touchera essentiellement les classes moyennes, l’urgence serait plutôt de mener une politique de souveraineté économique, luttant réellement contre les délocalisations industrielles, mais également l’extension du travail détaché et au noir qui sont des sources colossales de pertes de recettes pour notre système de retraite. C’est à ce prix que nous pourrons espérer une croissance économique plus forte et donc une réduction du déficit et notre dette. L’avenir de notre système de retraites pourra alors être étudié de façon plus sereine.

SOURCES

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[1] Synthèse_publiée_16_06.docx.pdf (cor-retraites.fr).

[2] Indexation sur les prix qui n’est plus la norme. Par mesures d’économies, la revalorisation des retraites complémentaires a été inférieure à celle de l’inflation au cours des dernières années. Pour la même raison, les retraites de base n’ont pas été revalorisées du tout en 2018  

[3] Une bonne illustration est donnée par le système de retraites britannique. A la base, des retraites publiques dont le montant ne dépasse pas 800 euros par mois pour 35 ans de cotisations et le complément devant être cherché par la capitalisation.

[4] Ce qu’est loin d’offrir le Plan d’épargne retraite (PER) mis en place depuis 2019 puisque le souscripteur a le choix entre être imposé à l’entrée ou à la sortie, et que de surcroît les déductions fiscales sont soumises à des plafonds.