Sommes-nous en déflation ?

Note d'actualité du CAP - Sommes-nous en déflation ?
Yves Perez - contributeur du CAP de l'ISSEP

Yves Perez

Contributeur du CAP de l'ISSEP

Professeur émérite et ancien doyen de la faculté de droit, économie, gestion de l'UCO à Angers

Les médias parlent beaucoup plus des risques de reprise de l’inflation que des menaces de déflation. Une économie entre en déflation lorsque sa croissance stagne ou régresse, qu’il n’y a plus d’inflation, que l’endettement de l’Etat et des principaux agents économiques s’envole et que la vitesse de circulation de la monnaie diminue, prélude, en règle générale, à la baisse des prix. C’est exactement ce qui risque de se produire en Europe après le choc de la pandémie. Pour mieux comprendre cette menace, un détour par le Japon s’impose car, depuis vingt ans, ce pays est devenu le laboratoire de la déflation et des politiques dites d’« assouplissement monétaire » (quantitative easing) censées la combattre. Or, c’est justement ce type de politique qu’a mis en œuvre la Banque Centrale Européenne (BCE) afin de soutenir l’activité économique au sein de la zone euro.

Nous sommes désormais confrontés à un risque de « japonisation » de l’économie française et européenne. Mais comment faire pour sortir de la trappe déflationniste ? La voie est étroite et la tâche s’annonce rude. Il faudra définir une politique de redressement fondée sur trois principes essentiels : premièrement, rompre avec la spirale infernale de l’endettement qui ruine notre économie ; deuxièmement, restaurer l’épargne des Français et la drainer vers le financement de l’économie nationale ; troisièmement, rétablir l’équilibre de nos finances publiques en nous recentrant sur nos priorités nationales.

Les menaces déflationnistes se sont fortement aggravées en Europe surtout depuis le début de la pandémie.

La situation économique que nous affrontons est grave. Nous n’avons plus connu une crise d’une telle ampleur depuis celle des années trente. La crise actuelle est une crise de l’offre, due aux baisses de production de biens et services engendrées par les mesures de confinement. C’est aussi une crise de la demande, liée aux restrictions apportées à la circulation des personnes, à l’accès aux commerces et aux loisirs et aussi à la peur du chômage partiel ou total. Le PIB français a chuté de 9% en 2020, du jamais vu depuis 1945. Il n’y a plus de croissance. Celle-ci, qui n’était déjà plus que de 1,5% avant la pandémie, s’est effondrée. Nous ne retrouverons pas en 2021 le niveau de 2019. Nous devrons attendre probablement 2022 ou 2023. De son côté, l’Allemagne, qui a enregistré en 2020 une baisse de 6% de son PIB, ne s’attend en 2021 qu’à une reprise de l’ordre de 3% seulement. L’inflation reste très faible, autour de 1,5% par an. Les entreprises investissent moins qu’avant et la production stagne. Le déficit budgétaire de l’Etat a atteint 9% du PIB en 2020 ; oubliée la règle des 3% de déficit budgétaire maximum instaurée par le traité de Maastricht et aujourd’hui remisée aux calendes grecques.

« La dette souveraine de la France est passée de 98% du PIB en 2019 à plus de 115% en 2020. La dette privée, celle des banques et des entreprises, avoisine les 150% du PIB aujourd’hui contre 130% en 2019 ».

C’est sans doute ce qui explique que les entreprises ne se sont pas précipitées sur les quelques 300 milliards d’euros de prêts accordés par l’Etat. Seule la moitié de cette somme a été mobilisée. Pourquoi ? Parce que de nombreuses entreprises s’estiment déjà très endettées et ne souhaitent guère l’être davantage, y compris vis-à-vis de l’Etat.

Retour sur le cas du Japon, laboratoire de la déflation et des politiques d’assouplissement monétaire

Depuis l’éclatement de la pandémie de Covid-19, le Japon est à nouveau entré en récession dès le premier trimestre 2020 et cela malgré l’application d’une politique monétaire ultra-accommodante. A vrai dire, cela fait plus de vingt ans (1998-2018) que ce pays est plongé dans la déflation. La production y stagne et l’inflation y est quasi-nulle (0.5% en 2019). Les salaires moyens ont diminué et cela malgré la pénurie de main d’œuvre qui y règne. Cette pénurie est liée au déclin démographique (avec 1,3 enfant par femme en âge de procréer, la population japonaise a commencé à décroître et devrait passer de 125 millions d’habitants à l’heure actuelle à 100 millions à peine en 2050). Elle découle également de la persistance de rigidités structurelles sur un marché du travail dual divisé entre travailleurs réguliers (ceux qui bénéficient d’un contrat à durée indéterminée) et les travailleurs irréguliers (c’est-à- dire les travailleurs précaires), les seconds représentant 40% de la population active.

La dette publique culmine à 240% du PIB. Elle n’a cessé d’augmenter depuis l’éclatement de la bulle financière et immobilière en 1989, les crises financières de 1998 et 2008, la catastrophe nucléaire de Fukushima et, enfin, la pandémie en 2020. Face à ce climat clairement déflationniste, la Banque centrale du Japon a appliqué des politiques monétaires expansionnistes. Elle a ainsi introduit en 2017 un taux d’intérêt court négatif (à – 0.1%) et elle a défini une cible à 0% pour accompagner l’évolution des taux d’intérêt longs à 10 ans. Elle continue de racheter des titres de la dette publique et de la dette privée (titres détenus par les banques commerciales) à raison d’environ 50 milliards d’euros par an. Elle a aussi renoncé depuis 2017 à fixer des quotas pour ses rachats de titres. Elle peut ainsi à sa guise accroître ses rachats de titres afin d’injecter toujours plus de liquidités monétaires et faciliter le financement des déficits en constante hausse de l’Etat et des entreprises. Par exemple, au cours du seul deuxième trimestre 2020, la Banque centrale du Japon a augmenté la taille de son bilan de 8 à 120% du PIB. Par ailleurs, elle détient plus de 7% du total des titres émis sur la place financière de Tokyo.

Cependant, cette politique commence à susciter des craintes. La monétisation de la dette publique atteint des proportions gigantesques même s’il convient de mentionner que, contrairement à ce qui se passe chez nous, la dette souveraine du Japon demeure gérée par des mains japonaises. Le marché obligataire donne des signes d’asphyxie et la situation des banques commerciales se fragilise car leur rentabilité financière s’amenuise à mesure que les courbes des taux d’intérêt tendent vers zéro. Ce qui est en train de se passer au Japon nous concerne au premier chef, préfigurant ce qui risque de nous arriver en Europe.

La politique d’assouplissement monétaire de la BCE destinée à soutenir l’activité au sein de la zone euro s’apparente à une politique au bord du gouffre déflationniste, très semblable à celle suivie par le Japon.

A l’instar de la Banque centrale du Japon et de la Federal Reserve Bank (FED), la BCE s’est également convertie aux politiques d’assouplissement monétaire pratiquées dans ces pays. Le but de la BCE est de tenter de contrecarrer les tendances déflationnistes à l’œuvre dans les pays de la zone euro en créant de la monnaie par le biais de la monétisation de la dette publique et en maintenant les taux d’intérêt à leur plus bas niveau possible afin de stimuler l’activité économique. La BCE s’était déjà essayée à plusieurs reprises à la mise en œuvre de ces politiques non-conventionnelles. Elle l’a fait une première fois lors de la crise de 2008, en rachetant quelques 600 milliards d’euros de créances douteuses détenues par les banques privées dans le but d’assainir leur bilan et de consolider la poursuite de leur activité. Elle a récidivé en 2010 et 2011 afin de soutenir l’activité économique défaillante des pays de la zone euro. Elle y a eu recours à nouveau en 2015 pour gérer la crise de la dette publique. Enfin, en 2020, la BCE a lancé un nouveau programme massif d’assouplissement monétaire, programme intitulé « Pandemic Emergency Purchase Programme » destiné à soutenir l’économie de la zone euro ébranlée par les effets négatifs de la pandémie.

S’il est vrai que ces politiques ont atténué l’ampleur des chocs qui ont affecté l’économie européenne depuis la crise financière de 2008, elles ont ouvert toutes grandes les vannes de l’endettement des Etats de la zone euro dans des proportions jusqu’ici inconnues. Certes, pour l’instant, cet endettement demeure relativement indolore, les taux d’intérêt étant quasi-nuls ou négatifs. C’est ce qui fait que l’on est en droit de se demander si les dirigeants des banques centrales n’ont pas inventé une sorte de « keynésianisme à l’envers ». En effet, jadis, les keynésiens ont cru maîtriser les fluctuations économiques par le biais des politiques de stimulation budgétaire et fiscale. Ces politiques débouchèrent durant les chocs pétroliers de 1973 et de 1979 sur la « stagflation », mélange de récession économique et d’inflation, et sur l’explosion des dettes publiques. Le keynésianisme en sortit largement discrédité aux yeux des élites dirigeantes occidentales qui lui substituèrent le monétarisme de Milton Friedman et de l’école de Chicago. Les monétaristes actuels espèrent parvenir aux mêmes résultats que les keynésiens mais, cette fois-ci, en ayant recours à la manipulation de l’offre de monnaie scripturale liée à l’échange de titres publics et privés et le maintien de taux d’intérêt négatifs.

Toutefois, force est de constater que cette politique ne remédie que très partiellement aux tensions déflationnistes dans la zone euro. La BCE doit injecter toujours plus de liquidités monétaires et cautionner toujours plus de dettes des Etats membres pour créer toujours moins de croissance et pour des durées de plus en plus brèves. Bientôt, comme au Japon, elle devra créer plus de monnaie pour freiner le rythme de décroissance de l’économie.  Mais, aussi incertaine soit-elle par la réalité de ses effets, cette politique continue d’être plébiscitée par les adeptes du « quoi qu’il en coûte », cher à Emmanuel Macron. En effet, grâce à la poursuite de cette politique, conduite sous l’égide de la BCE, les gouvernements européens, le français en tête, ont pu amortir l’ampleur du choc économique généré par la pandémie et continuer à s’endetter, pour l’instant à bon compte, en reportant dans le temps le règlement de la charge de cette dette. Il est facile de comprendre pourquoi une telle politique suscite, parmi les dirigeants européens, un regain d’adhésion à l’euro. La question que l’on est en droit de se poser est celle de savoir jusqu’à quand pourra-t-on appliquer la règle du « quoi qu’il en coûte » ? Jusqu’à quand accumulera-t-on ainsi des déficits à tout va ? Toujours est-il qu’en attendant, aucun gouvernement français n’aura aussi allégrement dépensé les deniers publics avec autant de légèreté et d’insouciance.

Nous sommes face à un risque réel de « japonisation » de l’économie française et européenne.

L’avenir de l’Union européenne pourrait bien ressembler à celui du Japon d’aujourd’hui. Nous sommes en effet menacés d’une « japonisation » de l’économie européenne. Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? L’économie européenne tourne au ralenti et de nombreux secteurs d’activité sont en décroissance : hôtellerie, restauration, tourisme, transports aériens et ferroviaires. L’inflation est très faible. Le chômage a dépassé la barre des 10% de la population. Dans ce contexte déflationniste, l’investissement stagne. Les entreprises rechignent à investir. Elles se concentrent en priorité sur les restructurations et les stratégies de réduction de coûts. Tout cela se déroule sur fond d’endettement croissant des Etats et des entreprises. Tant que les taux d’intérêt resteront nuls ou négatifs, cette politique a de fortes chances de perdurer. Mais, si un jour, sous l’effet d’un évènement quelconque, les taux d’intérêt se remettent à monter, l’inflation repartira à la hausse et le financement de la dette deviendra plus difficile. La commission présidée par Jean Arthuis a calculé qu’une hausse d’un point des taux d’intérêt entraînerait pour la France un alourdissement de la charge de la dette souveraine de 15 milliards d’euros en 2025 et de près de 30 milliards en 2030. C’est à ce moment-là que le côté suicidaire de la politique suivie à l’heure actuelle se fera pleinement sentir. Par ailleurs, le contraste ne cesse de s’intensifier entre une économie réelle déprimée et des marchés financiers exubérants. En effet, les politiques d’assouplissement monétaire de la BCE procurent aux banques des liquidités monétaires abondantes et bon marché qui, faute de s’employer dans l’économie réelle, sont réinvesties sur les marchés financiers où elles réalisent de fructueux bénéfices. A court terme, cette politique profite aux banques. A moyen terme, elle est dangereuse car elle accroît les risques d’une correction, d’un rattrapage entre des actifs financiers artificiellement surévalués et des actifs réels déprimés. Ce mécanisme conduira inévitablement à la formation de bulles financières. Un véritable krach comme celui de 2008 n’est pas non plus à exclure.

Comment sortir de la déflation ?

Ne nous voilons pas la face, la voie pour sortir d’une telle situation est étroite. L’exemple du Japon n’incite pas à un optimisme débridé. Pour en sortir, il faudra mettre en œuvre une politique de redressement fondée sur trois principes essentiels. Le premier sera de rompre avec la spirale infernale de l’endettement. L’endettement n’est pas la solution mais le problème. La politique des taux d’intérêt nuls ou négatifs est une politique perverse sur la durée. Elle fausse les calculs des agents économiques et elle altère leur perception des risques encourus. Il est donc nécessaire de mettre en place une politique cohérente de désendettement. En revanche, il faudra éviter de vouloir désendetter tout le monde en même temps. Une telle stratégie ne ferait qu’aggraver la déflation. Ce sera donc à l’Etat de donner clairement l’exemple d’un changement de stratégie à l’égard de la dette publique. Deuxièmement, il conviendra de restaurer l’épargne des Français et de la drainer vers le financement prioritaire de l’économie nationale. L’Etat devra prendre les mesures nécessaires afin de rendre attractifs les différents supports d’épargne disponibles (épargne sur livret, PEA, etc.). 

Ensuite, pour drainer cette épargne vers le financement de l’économie, le Gouvernement devra renouer avec la politique des grands emprunts nationaux garantis par l’Etat. Cette politique a été abandonnée depuis longtemps, surtout depuis l’entrée dans l’euro, au profit du recours exclusif aux marchés financiers. Une fraction de ces emprunts nationaux sera affectée au remboursement de la dette publique. Par ailleurs, il est essentiel que la gestion de la dette souveraine de la France soit soustraite aux marchés financiers pour être confiée comme c’était le cas jusque dans les années soixante-dix, à la Banque de France et au Trésor. Troisièmement, il sera nécessaire de remettre progressivement à l’équilibre nos finances publiques. L’Etat devra se recentrer sur ses grandes priorités nationales : la politique de défense et de sécurité, la politique familiale et la politique d’aménagement du territoire.

La politique de défense et de sécurité : nous devons rompre avec la facilité qui consiste à faire du budget de la défense nationale une variable d’ajustement du budget de l’Etat. Ce budget doit être impérativement sanctuarisé. Il représente une variable stratégique de celui-ci.

La politique familiale : cette politique, qui fut appliquée sans discontinuer depuis 1945, a commencé à être remise en cause sous la présidence de François Hollande. Le fléchissement de la natalité au-dessous du seuil de reproduction observé depuis n’est sans doute pas sans lien avec ce changement de politique. Il est absolument nécessaire de remettre cette politique au cœur des priorités nationales.

La politique d’aménagement du territoire : cette politique devra être réorientée vers la « France périphérique », celle des villes petites et moyennes et de la ruralité, mise à mal par les effets négatifs de la mondialisation libre-échangiste alors qu’elle concentre 60% de la population du pays. Cette politique d’aménagement du territoire permettra de concilier écologie et patriotisme économique.

Les politiques actuelles, à courte vue, aggravent plutôt qu’elles ne combattent les tendances déflationnistes à l’œuvre au sein de la zone euro. Or, la déflation est un mal plus difficile à combattre que l’inflation. Lorsqu’une économie commence à s’y enfoncer comme c’est, semble-t-il, bien le cas maintenant, il n’est guère aisé d’en sortir. Il arrive même que les mesures prises contribuent davantage à l’enfermer dans la déflation qu’à permettre de l’en dégager.

A contrario, l’inflation, à petites doses, peut même s’avérer bénéfique pour la croissance économique. Certes, à plus fortes doses, elle devient une menace qui doit être absolument jugulée. Mais ce qui nous menace, dans l’immédiat, c’est la déflation bien plus que l’inflation. Pour sortir de cette déflation, il faudra définir et mettre en œuvre une politique de redressement national qui se démarque clairement des tropismes actuels.

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