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Démantèlement d’EDF : des enjeux fondamentaux pour l’indépendance française

Note 'actualité du CAP de l'ISSEP - Démantèlement d'EDF

André Guillon

Contributeur du CAP de l'ISSEP

Ingénieur Supélec, ancien cadre EDF/GDF en production, distribution et relations humaines. Ancien Directeur de Centrale.

Le développement de l’humanité a toujours dépendu de sa capacité à fournir et utiliser l’énergie : l’énergie humaine d’abord, avec la multiplication de la progéniture ou le recours à l’esclavage, l’énergie animale ensuite avec la domestication des animaux pour les travaux agricoles puis la maîtrise des énergies du vent (voile et moulins, énergie de la mer, moulins à marées) et enfin les énergies fossiles (charbon puis pétrole et gaz).

La course à l’énergie et sa domestication ont mobilisé beaucoup d’initiatives tout en se heurtant à deux difficultés : celle du rendement (chaque transformation se traduit par des pertes) et celle du coût. Ensuite, chaque médaille ayant son revers, les débats entre concentration et dispersion, transformation et pollution ou encore sécurité et danger, peuvent se décliner à l’infini.

Il est indéniable que le groupe humain qui maitrise le mieux l’énergie accélère son développement. A l’inverse, celui qui ne parvient pas à une énergie abondante et bon marché n’avance plus voire régresse. Cette lecture de l’évolution de l’humanité par et pour l’énergie est incomplète mais pour illustrer ce propos, ce que l’on appelle les « trente glorieuses » est bien le fruit d’une utilisation optimale et à très bas prix des énergies fossiles dans les pays utilisateurs.

La conviction des acteurs politiques de l’après-guerre est que l’énergie est fondamentale pour la reconstruction du pays. C’est un accord entre les Gaullistes et le Parti communiste qui préside à la création d’EDF (comme de Gaz de France et d’autres services publics). C’est le retour du Général de Gaulle qui donne la priorité à l’indépendance nationale avec l’axe militaire puis civil et la marche vers l’électricité d’origine nucléaire. Dans le même temps, la maitrise du pétrole et du gaz sera une obsession malgré la solution algérienne. En effet, l’abandon programmé de la production française en Algérie conduit le Gouvernement à créer ELF et à l’engager dans la prospection en Afrique sub-saharienne et en Mer du Nord. C’est ainsi que lors des chocs pétroliers (1973-1979), la France est la mieux préparée aux difficultés énergétiques, d’une part avec le programme d’électricité nucléaire et d’autre part avec les programmes d’exploitation de pétrole et gaz en Grande-Bretagne et en Norvège.  

Depuis deux ans, le Gouvernement français et la Commission européenne négocient loin de l’opinion publique la réorganisation d’EDF, deuxième producteur mondial d’électricité dont l’Etat détient encore 84% du capital.

D’après les quelques informations qui ont pu filtrer des négociations en cours, EDF serait séparée en trois pôles : un pôle chargé de la production nucléaire et thermique EDF Bleu rattaché au transport d’électricité RTE, EDF Azur qui gèrerait les concessions hydroélectriques et EDF Vert pour les autres activités (production éolienne et solaire, commercialisation, activités internationales hors nucléaire, les services et ENEDIS). EDF Bleu et EDF Azur seraient 100 % public tant qu’EDF Vert serait en partie ouvert aux capitaux privés et introduit en bourse comme le fut GDF autrefois.

Ce projet de démantèlement d’EDF en trois entités trouve son origine dans deux facteurs :

  • Syndicale d’une part, l’alliance des gaullistes et communistes a laissé un boulevard à la CGT – alors bras armé du PCF – pour intégrer EDF de bas en haut. Une lutte sourde commence alors entre des dirigeants politiques qui veulent « casser » EDF, Etat dans l’Etat avec des salaires élevés, des carrières protégées et des avantages collectifs considérés comme hors normes. Tout ce qui peut affaiblir EDF sera recherché.
  • Européenne d’autre part : le fait d’avoir un outil électrique national performant sera un point de fixation permanent des Anglais et des Allemands pour affaiblir la France exportatrice d’électricité à des tarifs rémunérateurs. Cet avantage compétitif est combattu sans discontinuer depuis les débuts de l’aventure européenne.

Le drame pour la France se noue lorsque les élites nationales épousent les combats des partenaires européens pour de mauvaises raisons anti-EDF. Les règles édictées par la Commission Européenne sont mortifères pour l’indépendance énergétique de la France, pourtant les décideurs français n’ont manifesté qu’une faible opposition car favorables à l’éclatement du bastion communiste d’EDF : d’abord en séparant les activités de transport et de distribution de celles de la production, puis en réalisant un marché et une compétition au sein de l’électricité européenne dans le domaine du transport comme dans le nucléaire pour des raisons de sureté et de sécurité. Cette ouverture du marché est pourtant largement artificielle puisque le monopole électrique est structurel.

Le résultat de cet abandon de quarante ans aboutit à l’explosion de l’un des secteurs dans lequel la France dispose d’un avantage significatif de compétitivité et d’organisation.

Cette situation est également le résultat de la politique anti-nucléaire initiée par François Hollande et de celle de la politique des énergies nouvelles poussée par Jacques Chirac et son Grenelle. Une orientation poursuivie par le Gouvernement actuel qui souhaite réduire la part du nucléaire de 73 %à 50 % en 2035.

La baisse du nucléaire est censée être compensée par du solaire et de l’éolien, ce qui augmente les coûts structurellement. Depuis le Grenelle, les prix de l’électricité ont augmenté de 40% en France. De même, depuis la fermeture de la majorité des centrales nucléaires allemandes (pas la totalité, il en reste 7 en fonctionnement), le prix de l’électricité a doublé outre-Rhin.

Les partisans des « énergies vertes » ont beau affirmer que les prix des énergies renouvelables baissent, ils ne peuvent rien contre les réalités de la physique : chaque transformation énergétique entraine une chute de rendement, et chaque intermittence de production se paie très cher aussi bien par une production de secours ainsi que par le coût de stockage. La possibilité de disposer d’une énergie électrique abondante et bon marché ne peut pas être obtenue par une énergie intermittente. L’investissement réalisé en solaire ou en éolien n’est optimisé qu’une partie du temps (moyenne en France : 25%) et le prix payé aux promoteurs de l’électricité produite est pour certains projets quatre fois plus important. En baie de Saint-Brieuc, l’éolien en mer sera facturé 155 euros le MWh contre 42 euros pour le nucléaire. Celui-ci est bon marché et en fonctionnement continu, le gaz est bon marché en secours. L’intermittent, prioritaire sur les réseaux, a besoin d’un raccordement très onéreux payé par RTE mais surtout l’arrivée du courant étant discontinu, il faut les contrôler entièrement pour éviter les ruptures brutales qui pourraient détériorer tous les appareils des consommateurs : l’électricité et ses matériels aiment la continuité. La physique électrique est ignorée voire niée dans le débat public au profit d’une approche purement idéologique de la question énergétique.

Cette politique conduit à une tension sur la production et risque d’entrainer des coupures générales d’électricité à répétition en France et en Europe, comme ce fut déjà le cas des coupures de janvier et septembre 2019.

Depuis 1996, une directive européenne impose l’ouverture de cette filière de l’électricité à des acteurs privés tout en demandant à l’Etat de se porter le garant des risques.

La cassure technique d’EDF étant bien engagée avec le Grenelle, la Présidence Sarkozy a encore aggravé la situation avec l’acceptation d’une concurrence artificielle par la cession de 25% de la production nucléaire d’EDF à ses concurrents à un prix inférieur au coût coûtant, autrement dit à perte sur l’année ! L’ARENH (Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique), sous l’impulsion de l’Union européenne, a donc permis à de nouveaux entrants de vendre de l’électricité en gagnant de l’argent sur le dos d’EDF. Une situation qui aggrave les difficultés financières du groupe public.

Désormais, il y a donc un marché de l’électricité avec un prix de gros et des traders. Notre production a baissé (ex : fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim et de centrales à charbon), la France est devenue acheteuse dans un marché absurde. Il est demandé de poursuivre encore le démantèlement d’EDF alors que l’entreprise perd déjà 100 000 clients par mois ; un effondrement lié à la mise en concurrence d’EDF sur le secteur commercialisation qui se fait notamment au bénéfice de l’acteur privé français Total direct Energie et de l’italien ENI.

De plus, sa production nucléaire devient une source de pertes. L’interprétation émotionnelle du désastre de Fukushima lui a fait perdre son leadership sur la construction des centrales nucléaires. Les règles ont changé à cause de l’accident japonais tandis que la construction de Flamanville était déjà avancée. Il a donc fallu refaire l’ingénierie malgré l’avancement, tandis que le manque d’investissements depuis des années avait fait disparaitre bon nombre de compétences.

Pour éviter le drame final, les dirigeants français ont imaginé un énième projet dénommé « Hercule », qui « nationalise » la production nucléaire, sanctuarise avec elle la production hydraulique (11% de la production) et « privatise » les énergies renouvelables nouvelles et la distribution. Ainsi, ils souhaitent relever le prix de l’ARENH (de 42 à 48 euros le « MégaWattHeure ») et sauver les comptes fortement dégradés d’EDF. A l’époque, ce chiffre de 42 euros avait conclu une négociation entre la Commission et la France sans assise précise et sans programme d’évolution dans le temps ; on peut donc parler d’un contrat léonin où EDF avait la certitude de perdre… ce qui s’est avéré être le cas.

Autrement dit, en contrepartie du démantèlement d’EDF, les dirigeants français cherchent à négocier auprès de la Commission une modification de la régulation des prix d’achat du nucléaire.

Une contrepartie bien insuffisante tant les conséquences de ce démantèlement sont importantes et multiples :

  • un renchérissement du tarif pour le client et le contribuable alors même que les tarifs pour les particuliers ont déjà augmenté de 60 % entre 2006 et 2020. Aujourd’hui, les surcoûts des énergies renouvelables (solaire et éolien) sont dissimulés par le prélèvement d’une taxe supplémentaire sur la vente des carburants.  
  • l’éclatement de la société est un drame pour l’électricité nationale car il sépare en plusieurs chapelles une profession, à la fois technique, scientifique et industrielle, qui a besoin d’unité pour assurer des performances, des formations et des carrières. On aperçoit dès maintenant les limites du raisonnement des militants pro-ENR de RTE qui essaient de justifier une France 100% ENR sans jamais intégrer les notions de rentabilité des investissements. En effet, vouloir engager le pays dans une politique ENR sans jamais vouloir tenir compte des coûts réels est une grave erreur. Ne prendre en compte que l’investissement physique des promoteurs, ignorer les coûts de raccordement et de régulation comme ceux des centrales à gaz d’appoint, c’est mentir aux Français.
  • l’éclatement ne prépare en rien les décisions nécessaires à la remise en place du programme nucléaire. Il expose au contraire l’îlot nucléaire à une pure logique d’économies dont on a pu mesurer les effets dans les difficultés actuelles du monde hospitalier. L’ouverture du capital d’EDF, comme elle fut réalisée autrefois, permettait à l’entreprise toute entière de se mobiliser sur des objectifs de rentabilité et de tempérer le rôle des fonctionnaires représentants de l’Etat actionnaire et toujours prêts à s’enfermer dans une politique court-termiste. Le cours de Bourse d’EDF illustrait la confiance des marchés dans son avenir, la fermeture de Fessenheim a pesé lourd dans sa chute récente.
  • la privatisation du pôle EDF Vert comprenant ENEDIS risque de faire entrer le réseau de distribution dans une pure logique mercantile. Dans ces conditions, il est à craindre que la distribution soit moins bien assurée car des investisseurs privés accepteront-ils d’investir à perte dans des zones moins peuplées, plus excentrées et donc moins rentables ?
Des recommandations pour l’avenir

Le blocage actuel du projet « Hercule » provoqué par le désaccord entre la France et la Commission européenne ne doit pas se conclure par un compromis inégal. Si la Commission ne cède pas sur le maintien de l’unité d’EDF, un moratoire doit être demandé. Le maintien d’une seule entité, d’une seule compagnie, EDF, est un impératif. Désormais, il faut un examen approfondi des conséquences sur l’Europe et sur la France des mesures qui ont été prises depuis des années par la Commission. Est-ce que le marché électrique créé par l’Europe a bénéficié aux pays et à leurs citoyens ? Avant d’aller plus loin, un bilan des politiques imposées est nécessaire.

Les citoyens européens ne pourront pas payer longtemps une politique ENR anti-nucléaire alors que ni la Chine ni les USA ne font le même choix, que les matériaux nécessaires à la fabrication des ENR (en particulier les terres rares et le cobalt) sont maitrisés par la Chine et que dans l’industrie des matériels, à l’exception timide de l’Allemagne et du Danemark, tout le reste provient de l’Asie.

Voulant satisfaire une opinion publique considérée comme proche des thèses dites « vertes », la Commission européenne a engagé des programmes très ambitieux en termes d’investissements d’énergies renouvelables en excluant l’énergie nucléaire. Cette politique fragilise la France mais aussi l’Europe tout entière qui va s’avérer incapable de relever les défis du futur qui sont d’abord de disposer d’une énergie abondante et bon marché.

Le recul, motivé par une logique électoraliste de Madame Merkel sur le nucléaire après Fukushima, a entrainé de facto le divorce d’un couple franco-allemand qui n’a existé que dans certains esprits français. Dans tous les domaines désormais, en particulier la Défense, la France doit assumer d’urgence sa différence en redéfinissant un projet d’EDF unifié et en informant la Commission de l’augmentation du prix du nucléaire fixé à 42 euros le MWh pour leurs concurrents. 

Des enjeux fondamentaux se jouent derrière l’avenir d’EDF. Il s’agit clairement de garantir ou non l’indépendance énergétique de la France ainsi que la compétitivité du nucléaire national, fer de lance scientifique, technique, et industriel pour le pays.

 

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