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Ni vainqueur, ni vaincu : un accord post Brexit équilibré et pragmatique

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Philippe Chalon

Contributeur du CAP de l'ISSEP

Conseiller du Commerce extérieur de la France au Royaume-Uni. Elu consulaire à Londres

Depuis le 1er janvier 2021, le Royaume-Uni et l’Union européenne n’appartiennent plus à un marché unique régi par la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Ce sont aujourd’hui deux entités indépendantes l’une de l’autre et deux espaces juridiques distincts.

Les changements sont importants notamment dans le secteur bancaire et financier. Les banques britanniques, n’ayant plus le « passeport financier » qui leur permettait de vendre leurs services en Europe, deviennent à partir du 1er janvier 2021 des banques de pays tiers. Elles peuvent faire la demande d’un agrément de pays tiers mais cet agrément leur est beaucoup moins favorable. Autre exemple, un jeune diplômé européen souhaitant venir travailler outre-Manche après le 1er janvier 2021 devra faire la demande d’un visa de travail pour résider légalement au Royaume-Uni. Il s’agit donc d’une évolution profonde et majeure.

Après plus de quatre années de négociations particulièrement difficiles et houleuses, les deux parties sont enfin parvenues à un accord le 24 décembre dernier. L’objectif premier de cet accord, qui a été publié le 26 décembre, est de donner un cadre organisant la relation post Brexit entre le Royaume-Uni et l’Union européenne à partir du 1er janvier 2021.

Ce texte de 1 246 pages, qui n’est aujourd’hui disponible qu’en anglais, indique clairement en deuxième page qu’il s’agit d’un accord commercial et de coopération (« Trade and cooperation agreement »). Régulièrement traduit en français par « Accord de partenariat économique et commercial », il est important de souligner que les volets de coopération en matière de sécurité sont assez largement évoqués dans le document afin de protéger les intérêts mutuels des deux parties, par exemple :

  • Coopération avec Europol. Les deux parties continueront à partager l’ADN, les empreintes digitales et les informations sur les passagers (page 302).
  • Coopération dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (page 336)
  • Coopération dans le cadre de la cyber sécurité (page 363)

 Il est également intéressant de relever que l’Union européenne et le Royaume-Uni ont retranscrit dans l’accord des règles de droit qui leur sont communes. Les deux parties dressent ainsi de manière conjointe 27 catégories de crimes ou infractions condamnables ou répréhensibles (pages 1019 à 1039). Par exemple :

  • Crimes contre les personnes : crimes intentionnels ou non intentionnels, avortement illégal, euthanasie illégale, p. 1022
  • Crimes et infractions contre le droit de la famille : inceste, polygamie, abandon de mineurs, p. 1025
  • Infractions contre les lois d’immigration : entrée et résidence illégales, actions visant à faciliter l’entrée et la résidence illégales, p. 1029-30

Par conséquent, le cadre de l’accord va au-delà d’un simple accord de libre-échange sans pour autant chercher à recréer les anciennes politiques communautaires.

Un accord permettant aux deux parties de poursuivre le dialogue

L’avantage structurel de cet accord est double pour le Royaume-Uni comme pour l’Union européenne.

D’une part, il donne un cadre officiel et stable dans lequel les deux entités pourront continuer à dialoguer, afin d’ajuster les modalités de l’accord, à l’épreuve de la réalité pratique et du temps. L’accord sera ainsi piloté par un comité mixte, où siègeront les deux parties. Les modalités de la relation pourront être revues et amendées tous les cinq ans. Une sortie unilatérale de ce comité mixte est prévue à la condition d’être notifiée un an auparavant.

D’autre part, aucune partie ne sort affaiblie de ces négociations dans la mesure où il n’y a ni vainqueur ni vaincu, ce qui permet d’apaiser grandement, en tout cas pour les mois à venir, les échanges futurs. L’Union européenne comme le Royaume-Uni ont en effet la conviction d’avoir respecté le mandat qui était le leur.

L’Union européenne est parvenue à maintenir une ligne commune et solide sur ses positions sans que cela fragmente ou fragilise l’Union. Ces négociations ont renforcé sa cohésion. En outre, il est intéressant de constater que l’UE a su être ferme face au Royaume-Uni. Cela démontre que si elle en avait la volonté politique, elle pourrait tout-à-fait l’être sur d’autres sujets, qui engagent tout autant sa raison d’être, comme la nécessaire réforme de Schengen ou des réponses fortes et appropriées face aux récentes provocations de la Turquie.

Quant au Royaume-Uni, son Premier ministre peut considérer cet accord comme une victoire politique sur le plan national puisqu’il l’avait mis au centre de sa campagne électorale en décembre 2019. Soumis au vote des députés britanniques le 30 décembre, l’accord a recueilli une écrasante majorité de « pour » (521) alors que seulement 73 se sont prononcés « contre ». Le leader du parti travailliste et de l’opposition, Sir Keir Starmer, a voté en faveur de cet accord « sans toutefois être responsable des conséquences futures de cet accord ». Bien que l’accord soit davantage une source de soulagement que de célébration au Royaume-Uni, Boris Johnson sort renforcé de ces négociations et le défi majeur pour lui est désormais de faire de cet accord post Brexit un succès notamment sur le plan économique dans les années à venir.

Il est aujourd’hui certain que les performances en termes de compétitivité et d’attractivité économiques du Royaume-Uni seront très largement scrutées à Bruxelles dans les mois et les années à venir. Il sera en effet particulièrement intéressant de mesurer les effets post Brexit sur l’économie britannique et de voir si le choix populaire de la souveraineté nationale et de l’indépendance peut tirer le pays vers le haut. Aujourd’hui, personne ne peut en prédire sérieusement les conséquences surtout à long terme tant l’environnement dans lequel nous évoluons est volatil et incertain.

Des échanges commerciaux sans droits de douane ni quotas : pas de rupture dans les chaînes de production et d’approvisionnement

La crainte principale des entreprises britanniques et européennes dans le cadre d’un non accord était de voir réapparaître des tarifs douaniers (appliqués sur la valeur du produit) en vue de futurs échanges commerciaux. Les règles applicables dans ce cas de figure sont celles de l’Organisation mondiale du Commerce : 10% de droits de douane pour le secteur automobile, 25% pour les produits transformés à base de poisson et jusqu’à 50% pour le bœuf, le sucre ou les produits laitiers par exemple.

L’impact aurait été particulièrement lourd sur l’économie britannique et sur le consommateur britannique puisque 4/5 des produits alimentaires importés au Royaume-Uni proviennent de l’Union européenne.

Cet accord permet de préserver les chaînes de production et d’approvisionnement, ce qui constitue une bonne nouvelle notamment pour nos entreprises françaises.  Il y a aujourd’hui 30 000 entreprises françaises qui exportent vers le Royaume-Uni et 3 400 entreprises qui y sont implantées. Le Royaume-Uni est le cinquième partenaire commercial de la France et c’est surtout le pays avec lequel la France enregistre son plus gros excédent commercial : 12,5 milliards d’euros en 2019, en hausse de 521 millions d’euros par rapport à 2018.

Toutefois, l’accord de libre-échange n’étant pas une union douanière, il est désormais nécessaire pour les entreprises de respecter d’une part des formalités douanières à chaque entrée ou sortie de marchandises du Royaume-Uni et d’autre part de se soumettre à des contrôles sanitaires et phytosanitaires.

Ce changement aura certainement un impact sur la fluidité des échanges, surtout au cours des premiers mois de l’accord. Le premier trimestre 2021 constituera inévitablement une période d’adaptation pour les entreprises comme pour les autorités douanières concernées.

Les droits de douanes seront pour l’UE un moyen de rétorsion particulièrement dissuasif dans sa future relation avec le Royaume-Uni.

La pêche, qui a été source de discorde majeure lors des négociations, fait l’objet d’un accord avec une période de transition. L’accord prévoit de laisser aux pêcheurs européens un accès aux eaux britanniques pendant une période transitoire de 5 ans et demi, jusqu’en juin 2026. Pendant cette transition, l’UE devra progressivement renoncer à 25% de ses prises, qui s’élèvent en valeur à environ 650 millions d’euros par an. Si le Royaume-Uni limite l’accès à ses eaux, l’UE sera en droit de prendre des mesures en imposant des droits de douane sur les produits de la pêche ou d’autres biens britanniques, voire suspendre une grande partie de l’accord commercial.

L’autre sujet de discorde était la mise en place de règles du jeu équitables entre l’UE et le Royaume-Uni. L’accord prévoit des conditions de concurrence équitables et le Royaume-Uni a accepté de ne pas revoir à la baisse l’ensemble des législations sociales et environnementales européennes et de s’adapter à leur évolution. 

Comme pour la pêche, l’accord prévoit la possibilité pour l’UE d’appliquer des droits de douanes, en cas de désavantage concurrentiel vis-à-vis du Royaume-Uni.

En cas de différends ou de litiges entre les deux parties, un « Conseil conjoint » veillera à ce que l’accord soit correctement appliqué et interprété. La Cour de justice de l’Union européenne n’interviendra pas dans ce processus. Cela constituait en effet une demande ferme et non négociable de la part du Royaume-Uni qui souhaite s’affranchir de toute institution juridique supra nationale.

Il convient de noter que les services financiers du Royaume-Uni, l’un des fleurons de l’économie britannique ne figurent pas dans l’accord. A partir du 1er janvier, les établissements financiers britanniques ne bénéficient plus du “passeport européen”, disposition permettant à une entreprise agréée dans l’un des pays de l’Union européenne d’exercer une activité financière dans l’ensemble des autres pays du bloc européen. Les nombreux établissements financiers implantés au Royaume-Uni et qui opèrent sur le territoire de l’UE se sont donc trouvés dans l’obligation de faire évoluer leur modèle, soit en déplaçant leur siège européen vers le continent, soit en établissant une filiale au sein de l’UE.

Toutefois, des dérogations ont déjà été négociées pour pouvoir obtenir plus de temps pour trouver des équivalences entre Londres et les places financières du continent. Par exemple, un sursis de 18 mois (à partir du 1er janvier 2021) a été accordé aux chambres de compensation londoniennes en attendant de trouver des alternatives. Malgré le Brexit, la City devrait garder un rôle prédominant dans la finance mondiale. Le départ de banquiers de Londres vers les capitales européennes n’a pas été aussi important que certains auraient pu l’espérer au cours de ces quatre dernières années. Par ailleurs, il n’y a pas eu d’exode massif de citoyens européens vers l’Europe continentale au cours de ces quatre dernières années. Au contraire, ils ont été très nombreux à faire la demande de résidence permanente (Settled ou pre-settled status) afin de garantir leurs droits au Royaume-Uni après le 1er janvier 2021.  A ce jour, plus de 3 millions de citoyens européens sur les 3.5 millions présents outre-Manche ont d’ores-et-déjà fait ces démarches. Les ressortissants européens présents au Royaume-Uni avant le 31 décembre 2020 ont jusqu’au 30 juin 2021 pour effectuer cette demande administrative.

Depuis le referendum du 23 juin 2016, nombreuses ont été les analyses démontrant que ce choix serait très coûteux pour l’économie britannique et bénéfique pour l’UE et la zone euro. L’économie britannique devait s’effondrer en 2017 au profit d’une croissance plus élevée en Europe et il n’en a rien été. Avant la crise sanitaire liée au Covid-19, le Royaume-Uni enregistrait l’un des taux de croissance les plus élevés d’Europe (+ 1,5% en 2019 contre 1,2% en France et 0,6% en Allemagne) et l’un des taux de chômage les plus bas (3,8%). Il convient donc de rester très prudent sur les projections économiques. Londres garde toujours un grand pouvoir d’attraction et elle n’a pas (encore) de véritables rivales en Europe continentale.

L’accord entre l’Union européenne et le Royaume-Uni est un accord équilibré et pragmatique. La pratique et le temps diront s’il s’agit d’un bon ou d’un mauvais accord. Son avantage immédiat est qu’il permet aux deux parties de maintenir, dans de relatives bonnes conditions, un dialogue enfin apaisé et surtout un flux d’échanges commerciaux, vital à nos économies qui ont grandement besoin de générer croissance et richesses pour faire face à la crise économique et sociale que nous traversons.