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Grand entretien de Marion Maréchal dans Atlantico

Marion Maréchal - Atlantico

Publié le 20 décembre sur Atlantico

A l’occasion du lancement de son think-tank, le Centre d’analyse et de prospective (CAP), Marion Maréchal a accordé un long entretien à Atlantico dans lequel elle revient sur la crise sanitaire, le recul des libertés, le populisme ou la laïcité.
Jean-Sébastien Ferjou : Pour commencer, une question d’actualité qui peut-être rejoint malgré tout le fond de ce que vous souhaitez construire avec le think tank que vous lancez : que vous inspire la politique sanitaire du gouvernement et notamment dans ce qu’elle indique de son rapport aux libertés puisqu’on a pu avoir l’impression parfois qu’il n’y avait pas une très grande proportionnalité entre les mesures prises, le côté liberticide qu’elles pouvaient avoir et l’efficacité qu’on pouvait en attendre ?

Marion Maréchal : Je suis comme les 15 millions de Français, d’après la Fondation Jean Jaurès, qui sont déprimés… mais peut-être pas pour les mêmes raisons. Je crains en effet que nous ne soyons rentrés dans un processus très inquiétant et dont nous ne sortirons que très difficilement. A la fois parce que s’est installé de façon quasi normale et permanente le réflexe de l’état d’urgence et donc de la sortie de l’état de fonctionnement ordinaire de nos institutions. Et parce que nous sommes entrés dans une société du principe de précaution, éprise de risque zéro. Je redoute que ces comportements et leurs traductions réglementaires perdurent bien au-delà de la crise sanitaire.

Les gens me disent qu’il faut toujours faire preuve de précaution parce que l’on ne sait pas comment on aurait agi à la place de ceux qui gouvernent… Certes. Mais je pense qu’on ne peut pas juger le gouvernement en mars comme on le juge aujourd’hui avec six mois de recul. On sait maintenant globalement à peu près ce qu’est ce virus, qui il touche et quelles étaient les faiblesses organisationnelles sur lesquelles travailler. Sans prétendre bien sûr à la certitude que j’aurais fait mieux, j’assume pour ma part de formuler un diagnostic. Et de ne pas me réfugier dans le confort de l’acceptation docile de dérives que j’estime graves au simple motif d’un principe de précaution qui régirait aussi la vie politique.

Sur le diagnostic, j’ai ainsi été frappée que la stratégie du gouvernement soit quasi-exclusivement tournée vers l’évitement de la saturation de l’hôpital public. On a totalement mis de côté la question du traitement de la maladie comme celle de la médecine libérale. Toute la partie préventive du traitement également. Quitte à raisonner sur ce seul critère, qui, j’insiste, n’était pas le plus évident, on aurait pu attendre que le gouvernement se montre beaucoup plus offensif sur la façon d’armer l’hôpital public depuis mars ou en tout cas de permettre son désengorgement. Or, de ce point de vue, non seulement peu de choses ont été faites sur le court terme mais peu de choses ont été pensées sur le moyen-long terme. La seule décision vraiment mise en œuvre par le gouvernement, c’est ce Grenelle de la santé qui a essentiellement consisté à dire que l’on allait augmenter les salaires des soignants. Très bien. Mais cela ne pose pas la question structurelle de l’hôpital. Car derrière la crise sanitaire, il y a en réalité une crise hospitalière.

Beaucoup de choses pourraient encore être dites en rentrant dans les détails comme on peut s’en rendre compte à la lecture des rapports parlementaires sur le sujet. Mais ce qui me frappe tout particulièrement aujourd’hui, c’est que je vois à la fois disproportion et incohérence dans la réponse du gouvernement face au Coronavirus. Et de manière d’autant plus grave que cela touche la question des libertés publiques. Pas besoin d’être grand clerc pour savoir que l’un des enjeux cardinaux du bon fonctionnement de nos sociétés, de nos démocraties libérales, est de trouver un point d’équilibre entre les libertés fondamentales et l’ordre public. Tout est construit à partir de là.

On ne doit toucher aux libertés fondamentales que dans la mesure où la défense de l’ordre public est en jeu. Et dans la mesure où l’on respecte une stricte proportionnalité entre les éventuelles restrictions des libertés et l’efficacité qu’on peut en attendre en matière d’ordre et d’intérêt général. Toutes les libertés sont organisées sur le plan législatif à partir de cette ligne rouge là. Le réflexe qui devrait systématiquement être celui des gouvernements est de ne jamais toucher que d’une main extrêmement tremblante aux libertés fondamentales.

Malheureusement, je crois que l’on peut affirmer que ce souci de l’équilibre a complètement disparu depuis le début de cette pandémie. Je le dis du gouvernement mais je pense aussi à une grande partie de la droite qui n’est absolument plus le garant de cet équilibre entre ces deux impératifs et qui, au contraire, pour des raisons électoralistes, s’est drapée dans une posture de concentration absolue sur la question de l’ordre public au mépris total des libertés publiques. C’est à mes yeux une erreur fondamentale car je pense qu’il est vain d’espérer un ordre public durable sans que ne soit d’abord assuré le respect de ces libertés.

Je m’en inquiète d’autant plus que je vois aujourd’hui deux menaces sur nos libertés fondamentales. D’une part, cette question de la crise sanitaire qui remet en cause notre liberté la plus essentielle de travailler et circuler librement, avec des décisions prises en l’absence de consensus scientifique réel et sans que nous ayons été capables – en 9 mois !- de réunir les données incontestables qui attestent de l’efficacité du confinement indifférencié ou de l’efficacité du port du masque généralisé, en extérieur notamment. L’autre grande menace vient de la question de l’islamisme et de la lutte contre le terrorisme mais j’y reviendrai plus tard

Crise sanitaire, crise de la cohésion nationale sous la pression de l’islamisme, nos libertés sont donc menacées sur deux fronts. Nos libertés associatives, nos libertés éducatives, nos libertés de circulation sont remises en cause sans que soit même véritablement posée la question de l’équilibre entre leur impact sur la vie des Français et l’efficacité qu’on peut raisonnablement en attendre. Plus inquiétant encore, englués comme nous le sommes dans la crise actuelle, nous ne prenons absolument pas la mesure de ce que cela pourrait impliquer sur le long terme. Notre histoire incite malheureusement à se méfier de ces moments où l’Etat et l’administration étendent leur emprise sur la vie du pays. Les retours en arrière ont tendance à être rares et limités.

Sur la question des vaccins, un grand scepticisme traverse l’opinion française, plus que dans d’autres pays, n’y-a-t-il pas un grand paradoxe à développer une peur presque irraisonnée du vaccin alors que les gens fument, roulent trop vite sur l’autoroute ou que nous avons tous des comportements à risque dont on sait qu’ils font bien plus de morts que ce qu’un éventuel vaccin ne fera jamais ? Au regard de la relative impuissance des gouvernements européens face au virus, ne pas se faire vacciner n’équivaut-il pas à choisir de renoncer à 15% de nos revenus en subissant une crise économique majeure ?

Il est devenu politiquement incorrect de dire que l’on n’a pas envie de se faire vacciner. Je ne suis pas anti-vaccin.

En revanche, je comprends que les gens puissent être un petit peu inquiets des conditions dans lesquelles ont été faits ces vaccins, avec un certain nombre de grands médecins et de spécialistes qui disent eux-mêmes qu’ils n’ont pas d’informations scientifiques, ils n’ont que des éléments d’ordre marketing des labos. Ce n’est quand même pas un acte neutre que de se faire vacciner.

Pour Pfizer et AstraZeneca, il y a eu des publications depuis dans des revues…

Le gouvernement japonais a néanmoins expliqué que la population ne se ferait pas vacciner tout de suite parce qu’ils vont tout de même attendre de voir ce que cela donne en Europe avant de faire vacciner eux-mêmes leur population.

J’étais contre le confinement généralisé, le deuxième confinement. Le monde de la culture, les restaurants, les discothèques sont dans une situation très délicate. Notre école, l’ISSEP, est par exemple obligée de fermer jusqu’au mois de février.

Il y aura donc des conséquences économiques, sanitaire et sociales très fortes. L’on oublie souvent les salariés en chômage partiel qui depuis de nombreux mois vivent avec salaire réduit de 16 %. Sur un petit salaire, cette réduction est énorme quand on connaît le coût de la vie. Il eût mieux fallu faire des protections ciblées sur les personnes à risques dans l’attente de l’immunité collective. Les zones qui ont été les plus touchées en mars (l’Est et l’Ile-de-France) ont relativement moins été touchées la deuxième fois contrairement à d’autres régions.

10% des Français auraient eu la Covid-19. Il faudrait atteindre 60% pour une immunité. A ce compte-là, nous serons encore confinés en 2024…

Je pense que le confinement n’est pas la réponse adéquate. Je pense que cela passerait par une vraie protection ciblée des personnes à risque que nous avons maintenant bien identifiés comme le défend 33000 scientifiques dans la déclaration du Great Barrington. Et le fait de mieux coordonner et armer l’hôpital. La réouverture des commerces moyennant les protocoles. Il n’y a pas de raison que l’on puisse aller à la FNAC ou au supermarché à 800 et que ce soit moins contaminant que d’aller au restaurant ou au théâtre.

Je veux bien qu’on m’apporte les preuves. La seule étude qui a eu lieu c’était aux Etats-Unis à une époque où ni les gestes barrières ni les protocoles sanitaires n’étaient mis en œuvre. Même le rapport du gouvernement a été réalisé en partie durant le premier confinement et conclut donc que les contaminations au restaurant viennent de restaurants clandestins… avouez qu’on a vu plus convaincant.

Mais je ne suis pas contre le vaccin. Qu’il y ait un vaccin, c’est heureux et c’est très bien si ce vaccin fonctionne et que les gens aient envie de se faire vacciner. Je n’ai pas de problèmes avec cela. Je dis juste que je comprends la prévention. Quand tous les ministres se seront fait vaccinés, peut être que je me poserai la question de le faire moi.

Et quand vous allez voir votre grand-père qui a le même âge je crois que celui qu’avait Valéry Giscard d’Estaing ?

Mon grand-père est moins inquiet que la plupart des jeunes de 30 ans que je rencontre. C’est aussi un rapport à la vie de ces gens-là qui est différent du nôtre. Pour eux la vie ne se réduit pas à la bonne santé. Il y a une approche très différente. Nous avons une approche très hygiéniste.

Je vais vous donner un exemple qui résume très bien la situation qui fait que je ne veux pas vivre dans cette société-là. J’ai un ami qui a perdu son père des suites d’une complication après une opération. Pendant trois semaines son père a eu droit à une visite par semaine. Lui et son frère n’y sont pas allés laissant la place à sa femme. Malheureusement les choses se sont dégradées. Le jour où ils ont compris que son père allait mourir ils ont dit venez tous vous pouvez venir lui dire au revoir, résultat ils sont arrivés trop tard. Son père est mort seul sans avoir vu ses fils pendant les deux semaines où il était en train de partir. Entre le risque et le fait de mourir seul, je n’hésite pas en fait. Je me trompe peut être. Ce n’est peut-être pas audible dans l’esprit des gens mais moi je ne veux pas vivre dans une société comme celle-là.

Vous évoquiez la relégation des libertés publiques au second rang chez nos élus qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, notamment à droite comme vous le pointiez. Quelles en sont les causes à vos yeux ? S’agit-il d’une dérive technocratique vers des démocraties dépolitisées voire illibérales ou simplement d’une incapacité à faire face à une crise sanitaire dont le risque était pourtant identifié dans tous nos grands livres blancs sur l’avenir ?

Je pense qu’il y a plusieurs raisons à ce phénomène. La première a trait à l’obsession de la vie politique française pour les lois et les réglementations. Comme si le seul fait de voter de nouvelles lois –et de le mettre abondamment en scène- tenait lieu d’action concrète et de gestion effective du réel. Mais comment imaginer qu’un pays soit véritablement gouverné si on n’y applique pas les lois qui existent déjà ? C’est pourtant le grand paradoxe français. Regardez en ce qui concerne l’islamisme notamment, les lois qui existent aujourd’hui permettent déjà à 90% la garantie de l’ordre public. Simplement, ce sont des lois qui ne sont pas appliquées.

La judiciarisation de la politique explique aussi que ceux qui exercent des responsabilités gouvernementales préfèrent de plus en plus viser le risque zéro -quitte à ce qu’il soit liberticide- à l’appel à la responsabilité des Français. Je suis absolument contre les initiatives qui consistent à traîner en justice les hommes et les femmes politiques sur le fondement de leurs décisions politiques. Je ne parle pas de faits de droit commun bien sûr mais des décisions prises dans le cadre de leurs fonctions. C’est une très mauvaise tournure qu’est aujourd’hui en train de prendre la vie politique française ; la sanction du politique doit se faire dans les urnes, aux élections. Pas au prétoire. Si vous n’êtes pas satisfait de la manière dont les hommes ou les femmes politiques font de la politique, vous les sanctionnez dans les urnes et vous en élisez d’autres.

Plus profondément, je pense que nous sommes victimes d’un état d’esprit, d’ailleurs assez éloigné de la tradition libérale française qui consiste à ne plus vouloir prendre la raison ou la responsabilité individuelle comme socle permettant de régir la société. J’en veux pour preuve les pulsions systématiques d’interdiction qui caractérisent aujourd’hui les politiques gouvernementales. Comme si le contrôle ou la régulation des activités sociales ne pouvait être fait que par ce biais. Et comme si un certain nombre d’interdictions ne se traduisait par un simple déménagement instantané des problèmes. La technologie a rendu vaine la tentation du contrôle absolu des discours mais nous feignons de ne pas le voir. On n’a plus le droit de le dire ici ? Les gens le disent ailleurs…

Regardez ce qui se passe sur l’encadrement du débat public et de ses dérives. La censure, les contraintes, les restrictions de la parole sont de plus en plus souvent présentées comme le seul moyen d’assurer la paix civile. Au nom de la défense de la démocratie, nous sommes en train de renoncer à la liberté. Les initiatives politiques sur la régulation des réseaux sociaux illustrent bien la manière dont la question du combat -légitime en soi- contre la haine en ligne masque en fait souvent une certaine volonté de réduire la liberté de pensée comme d’expression. La liberté dont nous jouissons dans nos démocraties s’est pourtant construite sur la raison humaine, le débat contradictoire et le droit à la remise en cause des dogmes, et face à ce qui était perçu à l’époque des lumières comme l’obscurantisme religieux. Nous ne partons plus du principe que ce sont la raison et l’intelligence humaine et donc le débat et la réflexion qui vont réguler les passions et permettre d’avoir une société apaisée mais au contraire que c’est par l’interdiction et la contrainte que nous parviendrons à nos fins. Non seulement, je ne partage pas cette vision mais elle m’inquiète beaucoup. Nous avons changé de logiciel et je ne vois plus aujourd’hui d’héritier véritable de cette tradition libérale française, que ce soit à droite ou à gauche d’ailleurs.

Diriez-vous que la technologie est devenue l’ennemie des libertés et de cette tradition libérale que vous évoquez car, en ce qui concerne les réseaux sociaux, elle privilégie l’émotion, voire l’addiction, à la raison ?

Les défis posés par ces nouveaux outils d’échange et de débat existent bien sûr mais il y a quand même une très grande forme de renoncement politique. On part du principe que l’on n’arrive pas à contrôler le contenu de ces réseaux sociaux et comme on n’y arrive pas, on en donne la régulation aux plateformes des réseaux sociaux. L’Etat régalien se départit complètement de sa responsabilité d’assurer la justice et l’ordre et délègue la régulation des contenus en ligne à des plateformes qui ont un parti pris idéologique évident. Totalement assumé d’ailleurs. Qu’il s’agisse de Twitter ou de Facebook pour citer les plus connues, leurs dirigeants revendiquent un positionnement progressiste avec des partis pris idéologiques voire partisans extrêmement appuyés. On sait aux Etats-Unis que l’élection de Donald Trump a été un électrochoc pour une grande partie de la Silicon Valley et qu’une bonne partie des géants du secteur se sont promis d’œuvrer à un « plus jamais ça ».

Ce ne sont donc pas des plateformes neutres qui défendent l’intérêt général, ce qui normalement est le rôle de l’Etat. Mais nous leur donnons la liberté de pouvoir sévir indépendamment de toute réponse judiciaire. Cela veut dire qu’on peut à titre préventif retirer tel ou tel propos sans même que le reproche qu’on puisse faire à ces propos soit confirmé par une éventuelle condamnation. S’il existe bien sûr des appels intolérables et incontestables à la haine, arrêtons de faire semblant de croire que tous les cas litigieux relèvent de l’évidence et que la conception américaine de ce qu’est une discrimination correspond à une réalité objective et transposable telle quelle dans un contexte culturel et social français.

Comment définir la haine qui est avant tout un sentiment et pas une qualification juridique ? Quelles en sont les limites ? Quel en est le périmètre ? Le seul fait par exemple de critiquer la politique migratoire du gouvernement relève-t-il de la haine et pour ces plateformes de l’appel à la discrimination ? On voit bien qu’il y a une tentation du gouvernement de renoncer à l’exercice de ce qui appartient pourtant à l’Etat.

Pour répondre à votre question sur les dangers de la technologie sur le fond, je pense qu’il y a plus de côtés bénéfiques aujourd’hui aux réseaux sociaux que de mauvais côtés. Certes il y a évidemment des excès, des insultes, des attaques. J’en subi aussi parfois les mauvais effets. Mais je pense qu’il s’agit d’une certaine manière du prix à payer pour permettre la liberté du débat. Les réseaux sociaux malgré leurs défauts ont quand même permis de mettre sur la table de nombreux sujets. Ils ont permis aux citoyens de se réapproprier le débat public et ont permis d’avoir d’autres canaux d’informations que les médias dits « mainstream ». Avec des excès là-encore, parfois des fausses informations, parfois des délires un peu complotistes. Qui existaient du reste bien avant l’apparition des réseaux sociaux.

Mieux vaut la liberté avec tous ses bénéfices et quelques excès plutôt que l’ultra-régulation qui au final se fera au détriment de la qualité du débat. Je pense que les politiques ne tolèrent plus cela. Ils ne tolèrent plus qu’il y ait parfois des excès, parfois des risques dans un cadre de liberté. Et ils ne se rendent pas compte que nous payons au prix fort cette restriction de la liberté par l’apparition de la défiance généralisée. Comment des électeurs pourraient-ils faire confiance à un Etat qui ne cesse de mentir et montrer qu’il se méfie d’eux ? Les Français ne font plus confiance ni aux journalistes, ni aux hommes politiques, ni aux juges et dorénavant même la science, point de référence qui semblait inébranlable, est frappée par cette crise défiance. La crise sanitaire a réussi à ébranler la confiance dans les médecins qui ont tenu des discours contradictoires sur les plateaux. De grand spécialistes reconnus internationalement il y a encore quelques mois, sont aujourd’hui traités de fous, incompétents et complotistes. Cette défiance généralisée est le terreau de toutes les radicalisations et violences.

Vous nous parlez de la responsabilité, ou de l’irresponsabilité des politiques, quid de celle des hauts-fonctionnaires ? On a parfois l’impression que les élus ont de plus en plus de peine à contrôler l’administration et que les commandes ne répondent pas toujours. Le rapport du Sénat publié la semaine passée a notamment mis en cause de potentielles pressions du Professeur Salomon pour masquer ses traces sur la question des masques. Comment gérer justement la question de la responsabilité des fonctionnaires, pas sur un plan pénal mais politique puisqu’ils ne sont pas soumis à la sanction de l’élection ?

Il y a un problème d’ordre culturel à la base. Il y a un écosystème très franco-français dans notre fonctionnement politique qui consiste à entretenir un lien un peu incestueux entre la politique et la haute fonction publique. Globalement, la plupart de nos hommes politiques sont issus d’un même moule et d’un certain nombre d’écoles type Sciences Po, ENA. Il y a souvent une très grande homogénéité sociologique et culturelle entre la haute fonction publique et le monde politique. Nous faisons face à une sorte de néo-aristocratie qui se s’auto-distribue les postes et pratique le renvoi d’ascenseur massif parce que ses membres sont issus des mêmes promotions, qu’ils se sont connus à l’ENA, ou parce que ce sont les copains d’un tel et un tel. Je pense que cet aspect qui est vraiment d’ordre culturel pose des problèmes parce que les gens se couvrent les uns les autres, ne se sanctionnent pas parce qu’ils se connaissent tous. Ils ont été à un moment donné dans les mêmes promotions, dans les mêmes cabinets. C’est aussi ce qui a contribué à rendre le clivage droite gauche artificiel aux yeux des Français. Il y a un vrai travail de réflexion à mener pour que nos hommes et nos femmes politiques ne soient pas toujours issus des mêmes milieux sociaux et des mêmes écoles. Et pour que la haute fonction publique ne soit pas le vivier principal de la politique. Lorsque certains basculent de l’administration à la politique, ils doivent en assumer le risque professionnel avec notamment l’obligation de démissionner de la haute fonction publique quand on est élu à un mandat national.

Je pense qu’il y a aussi un scrupule proprement français. Aux Etats-Unis existe le « spoilt system » : quand un nouveau président est élu, il change les têtes de la haute administration pour qu’elle soit en cohérence avec la politique menée. Mais en France, cela n’est pas prévu par les institutions et nous n’en avons pas la culture. La gauche a moins de scrupule de manière générale que la droite, mais moi je crois à la stratégie du limogeage. Je pense qu’il devrait y avoir des exigences beaucoup plus fortes afin de pouvoir exfiltrer les directeurs d’administration centrale qui ne font pas leur travail ou qui ne répondent pas aux consignes données. Se pose aussi après la question de la sanction. Je ne suis pas pour la remise en cause générale du statut de la fonction publique. Je pense qu’il est nécessaire même si son périmètre est probablement trop large. Cela veut dire qu’il y a trop de personnes qui sont aujourd’hui titularisées à des postes qui ne sont pas forcément des postes qui appellent à une continuité du service public, mais ça c’est un autre débat. On pourrait peut-être se poser la question de la remise en cause du travail à vie et de l’impossibilité de licencier des hauts fonctionnaires à partir du moment où il y a eu une faute majeure, manifeste, grave et répétée dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. Je ne suis pas du tout fermée à cette hypothèse-là.

Vous parliez de néo-aristocratie, la famille Le Pen n’en est-elle pas une, dans un autre registre politique que celui de l’ENA ?

Je ne pense pas. On ne peut pas reprocher à la famille Le Pen d’être issue des mêmes milieux que les milieux traditionnels politiques. Nous sommes en grande partie issus de l’école publique, de l’université. Nous n’avons pas fréquenté les grandes écoles en question, même si je ne jette pas l’opprobre sur ces écoles en tant que telles. C’est plutôt la mécanique de reproduction des élites qui est en cause. On nous accordera de ne pas être issus tout à fait de la même chose. Marine Le Pen, en l’occurrence a quand même été élue à l’intérieur de son parti. Les adhérents du Front National [Rassemblement National] l’ont choisie. Elle n’a pas été désignée et nommée.

En ce qui me concerne j’ai été élue en tant que députée. Il y a un phénomène humain qui n’est pas propre qu’à la politique. Il y a des familles d’artistes, des familles d’entrepreneurs et des grandes familles politiques, à gauche, on pourrait penser à la famille Delors, à droite à la famille Debré. Les passions humaines se transmettent souvent de père en fils et en l’occurrence chez nous, on a la passion de la politique, désolée !

Vous évoquez une consanguinité ou une uniformité idéologique des milieux dirigeants français. Si votre tante, vous-même ou de manière générale des gens plus éloignés du centre de gravité des élites françaises, arriviez au pouvoir, pensez-vous qu’il vous serait possible de vous imposer face à un Etat profond –dont Emmanuel Macron lui-même a pu se plaindre- ou qu’il y aurait un mécanisme de résistance ? Le cas échéant, comment le gérer ?

Il y aurait sûrement un mécanisme de résistance. On le voit. Il suffit de lire « Au Cœur du volcan » qui a été écrit par un proche collaborateur de Nicolas Sarkozy, Maxime Tandonnet, et qui explique cette mécanique de blocage à la fois de l’information et de l’application du politique dans les consignes données au quotidien.

Nous avons fait une conférence récemment avec Charles Prats sur la question de la fraude sociale. Il explique que l’administration a systématiquement bloqué les mesures qu’il proposait. Cela soulève des lièvres que les fonctionnaires n’ont pas envie de voir levés. C’est indéniable. On constate aussi que les responsables de ces blocages administratifs ne sont jamais sanctionnés alors même qu’ils entravent la lutte contre les fraudes qui devrait être une cause partagée par tous.

Il est aussi de la responsabilité des politiques de ne pas craindre des articles dans Mediapart ou ailleurs, les accusant de forcer la haute administration à mettre le doigt sur la couture du pantalon. Le politique doit assumer de placer la haute administration devant ses responsabilités et donc de changer les responsables si cela doit être fait. Pour cela, encore faut-il ne pas avoir de liens d’intérêts les uns avec les autres, ce qui est très souvent le cas.

Au-delà de la question du remplacement de fonctionnaires qui entraveraient la mise en œuvre d’une politique, il y a la question du casting de ceux par qui on les remplacerait. On peut toujours limoger les gens, encore faut-il nommer quelqu’un d’autre à leur place. Donald Trump a notamment été confronté à cette question-là. Dans le « spoil system » américain, il y a pendant son mandat des centaines de postes qui n’ont jamais été occupés, peut-être parce que le président américain n’était pas toujours très rigoureux dans sa méthode mais peut-être aussi parce qu’il avait de le peine à trouver des hauts fonctionnaires qui aient envie de mettre en œuvre sa politique. Est-ce que vous croyez qu’en France le cas échéant il serait possible de trouver suffisamment de fonctionnaires pour mettre en œuvre sur des sujets clivants une politique différente de celle qui est à l’œuvre aujourd’hui ?

Oui je pense, car là on se concentre sur quelques cas mais je pense que ce qui est important, c’est surtout la direction des services et des organismes un peu stratégiques. Il y a quand même aujourd’hui une haute fonction publique, une administration qui, par certains aspects est beaucoup enviée à l’étranger. C’est pour cela que sur la question de l’ENA, je ne suis pas radicale. Avoir une école qui forme aujourd’hui la haute administration m’apparaît quelque chose de cohérent si tant est que les programmes de cette école soient des programmes de qualité et non des programmes idéologisés comme c’est trop souvent le cas. Les programmes doivent rester des programmes très exigeants. Aujourd’hui, on pourrait beaucoup parler de la manière dont fonctionne l’ENA. Cette école est un point de référence pour beaucoup de pays. L’ENA c’est aussi un outil diplomatique pour la France. L’ENA est souvent dupliquée à l’étranger. Je ne pense pas qu’il faille détruire des institutions. Il faut remettre en cause leur manière de fonctionner et savoir leur faire retrouver leur dynamique première

S’il y a une haute fonction publique de qualité, je suis sûre que l’on y peut trouver le vivier nécessaire. Encore faut-il avoir le courage politique d’entamer une remise en question d’un certain nombre de directeurs et encore faut-il assumer ensuite de subir les attaques d’un certain nombre de médias qui ne manqueront pas de jouer là-dessus pour tenter de faire passer le gouvernement en question pour un gouvernement tyrannique, fasciste. C’est plus pour moi une question de courage politique que de manque de personnalités.

Il y a eu des décennies de cordon sanitaire vis-à-vis du Rassemblement national, quels gages de « patte blanche » pensez-vous qu’il vous faudrait montrer pour le faire voler en éclat même si vous n’êtes pas aujourd’hui en situation de prétendre vous-même à une candidature présidentielle, comme vous l’avez déjà beaucoup répété.. D’autant que ce cordon sanitaire existe y compris sur le terrain des idées. Que vous faudrait-il dire pour que soient prises au sérieux les idées du think-tank que vous venez de fonder sans qu’on les résume à des étiquettes invalidantes comme celle d’extrême droite ? Le grand paradoxe étant qu’on entend parfois des gens chez LR voire au gouvernement avec M. Darmanin qui peuvent dire des choses aussi ou « plus dures » que celles que vous diriez et à qui on ne le reproche pas. Je pense aussi au Général de Villiers qui dans son livre a parlé de « grand remplacement », il a été interviewé partout et finalement personne ne l’a relevé.

Permettez-moi de distinguer ma situation de celle du Rassemblement National car vous dites « vous » en m’assimilant à ce parti. Il a effectivement été celui sous l’étiquette duquel j’ai été élue mais je ne fais plus de politique électorale et je ne suis plus au Rassemblement national…

Il y a deux problématiques spécifiques à la France qui selon moi ont expliqué le fait qu’il y ait eu ce cordon sanitaire autour de la droite nationale Deux choses qui sont d’ailleurs assez spécifiques à l’histoire française.

Il y a tout d’abord la fracture gaullistes et anti-gaullistes. L’anti-gaullisme de droite, pas celui de gauche qui s’est construit sur d’autres choses, l’anti-gaullisme de ma famille politique donc mais aussi d’une partie de l’UDF par exemple, est un mouvement qui s’est construit exclusivement sur la question algérienne, pas autre chose. Ça n’est pas le De Gaulle résistant et le De Gaulle de la Seconde Guerre mondiale qui a été remis en cause. Ce n’est même pas le De Gaulle qui a construit la Ve République parce qu’il y avait globalement un accord sur le plan institutionnel. Ce n’est pas non plus la vision géopolitique de De Gaulle qui a été remise en cause ni sa lecture de la société, non ce n’est pas ça. C’est la question algérienne qui a été le point de fracture et qui a permis l’émergence d’une mise en cause de la personnalité de De Gaulle. Aux yeux des anti-gaullistes de l’époque, le Général de Gaulle a trahi les Français d’Algérie mais aussi les Harkis et…

La droite anti-gaulliste dont vous parlez avait quand même aussi une filiation avec une droite nationale ayant eu un comportement différent de celui du Général de Gaulle durant la Seconde Guerre mondiale… 

Non, sincèrement je ne le crois pas. En l’occurrence au Front National de l’époque, vous aviez des grands résistants. Je pense que la fracture algérienne a été vraiment déterminante. C’est vrai aussi d’une partie des gens qui étaient à l’UDF.

La fracture gaulliste – anti-gaulliste née de la question algérienne a ensuite été largement alimentée par des personnalités comme Jacques Chirac qui ont durablement installé ce clivage en accentuant des différences qui pour le coup n’étaient pas des fractures.

C’est le cas sur le terrain économique. D’une certaine manière, la droite, par anti-communisme dans les années 1980, est devenue un peu le miroir inversé de ce qu’était la vision économique communiste et a eu tendance à rejoindre un logiciel qualifié communément d’ultralibéral, c’est-à-dire à tendre vers le principe du libre-échange généralisé comme vecteur de prospérité sans tenir compte de ses désavantages potentiels. Le principe de la privatisation et le modèle du privé comme meilleur gestionnaire en tout y compris dans le fonctionnement des services publics s’est imposé chez la droite dite parlementaire. Une autre fracture est née de là, même si elle n’existait pas au tout début d’ailleurs.

Il n’en demeure pas moins que la droite dite nationale a fait une sorte d’aggiornamento plus rapide que l’autre droite en assumant la possibilité d’un point d’équilibre différent entre le marxisme d’une part, l’ultralibéralisme d’autre part. La droite nationale s’est préoccupée plus vite de la préservation de notre souveraineté économique tout comme de la consolidation du rôle de l’Etat stratège ou des services publics. La droite nationale a aussi accepté le principe de la mise en œuvre de de politiques protectionnistes ce qui s’est cristallisé aussi par une opposition frontale avec la droite classique sur la question européenne. Car derrière la question européenne, il y avait une vision économique d’inspiration plutôt ultra libérale ou a minima naïve vis-à-vis de l’impact pour un certain nombre de nos concitoyens de ce qui est devenu la mondialisation des années 2000.

Ce sont ces points d’achoppement qui ont empêché la droite de se réconcilier. Je pense qu’aujourd’hui ce phénomène est en train de changer. La question gaulliste est en passe d’être dépassée. Tout le monde est gaulliste, du coup plus personne ne l’est vraiment. Le gaullisme est devenu une espèce de qualificatif un peu insaisissable.

L’héritage du gaullisme demeure peut-être celui du refus de la fatalité ?

La qualification du gaullisme est devenue tellement commune et générale qu’on ne sait plus trop ce qu’elle recoupe. On peut légitimement se qualifier de gaulliste. Il y a des choses dans le gaullisme qui sont très intéressantes.

Mais comme je vous le disais, c’est une question qui perd rapidement sa pertinence car aujourd’hui cette fracture gaulliste – anti-gaulliste n’est plus présente dans la population française. Elle est peut-être encore déterminante politiquement pour une partie des retraités de plus de 65 ans qui ont construit leur vie politique à partir de là mais je pense que pour les jeunes générations, ce n’est plus un déterminant puisque les plaies de la guerre d’Algérie même si elles continuent d’avoir malheureusement des incidences, notamment sur la question migratoire, ne sont plus aussi brûlantes qu’elles l’ont été. Les nouvelles générations de descendants de Harkis elles-mêmes ne sont plus aussi animées par ce débat-là.

Sur la question économique, le modèle défendu par l’OMC dans les années 1980 est un modèle aujourd’hui remis en cause, en particulier depuis cette crise sanitaire. Il y a à droite, au RN comme à LR des gens qui expliquent que l’on ne peut plus être envisager la question de notre prospérité par le seul prisme du libre-échange absolu. Il faut accepter de pouvoir moduler nos pratiques commerciales selon les pays et selon les secteurs. Le libre-échange ou le protectionnisme ne sont pas bons ou mauvais en soi, il ne faut pas les ériger en dogme absolu. La Chine n’est pas un partenaire similaire à la Corée du sud par exemple. Il faut que nous sachions distinguer les cas où le protectionnisme est le plus pertinent et ceux ou le libre-échange l’est.. On est aussi entrain de revenir du modèle de privatisation à tout va et de la remise en cause du principe qui consistait à penser que le modèle de gestion du privé appliqué au service public est mécaniquement quelque chose de plus vertueux et efficace.

A partir de ce moment-là, ces deux points d’achoppement étant un peu dépassés, mécaniquement ce cordon sanitaire s’affaiblit et finira certainement par mourir. Mais il est aussi fondé sur des principes irrationnels. Quand vous avez eu 40 ans de sape idéologique consistant à assimiler tel mouvement ou tel courant de pensée au fascisme ou au nazi il faut du temps avant que la perception ne s’en estompe.

Vous constatez une plus grande continuité qu’auparavant chez les électeurs de droite et ceux du RN, même si c’est probablement moins le cas chez les cadres, mais avez-vous l’impression pour autant que nous soyons dans la clarté idéologique ? La fracture gaulliste – anti-gaulliste s’est peut-être résorbée mais savons-nous pour autant où nous voulons aller ? Les Français savent-ils vraiment aujourd’hui de quel modèle économique ou de quel modèle européen ils auraient envie ? On les voit d’ailleurs très paradoxaux vis-à-vis de l’Europe puisque coexistent à la fois une forme de mécontentement mais toujours un soutien très large au principe de l’Union européenne. Ne sommes-nous pas, pour résumer, dans une phase de grande confusion idéologique où précisément les logiciels qui nous ont servi et qui ont structuré le XXe siècle ont disparu et n’ont été remplacés par rien ?

Il est vrai que nous sommes dans une époque de mort des idéologies. Et je ne prends pas l’idéologie comme un mot négatif. Je refuse la posture qui consiste à dire que le pragmatisme fait la meilleure politique. Il faut évidemment savoir se montrer pragmatique, s’inscrire dans le champ du réel et pas dans celui d’affrontements théoriques ou partisans stériles. La politique n’en demeure pas moins d’abord une certaine conception du monde. Gouverner, c’est orienter nos institutions, la société, l’économie par rapport à cette vision du monde.

Je pense que la droite est morte de son pseudo-pragmatisme. Elle est morte d’avoir abandonné la singularité de sa vision du monde, de son logiciel, de son idéologie pour finalement communier au logiciel de la gauche, avec quelques nuances mais qui finalement relèvent plus de la différence de degré que de la nature.

S’il y a eu une recomposition de la vie politique depuis 2017, elle ne me paraît pas définitive. Jusque récemment, deux grands partis structuraient la vie politique française, le PS et le RPR. Dans ces deux partis, toutes les strates sociales étaient représentées. Au PS comme au RPR, vous aviez des ouvriers, des classes moyennes, des classes populaires, une partie de l’élite, une partie de la haute administration.

Cela contraignait ces partis à avoir une vision relativement globale de la société, à porter un projet qui puisse être équilibré pour tous et englober tout le monde. Avec la mort de ces partis, nous avons connu une recomposition totale des motifs de vote. Ce qui fait que les grands partis qui dominent aujourd’hui avec LREM et le Rassemblement National sont des partis qui sont construits sur une mécanique sociale. Une forme de lutte des classes s’est réinstaurée qui je trouve est absolument dramatique car la lutte des classes c’est la mort de la Nation. On ne mobilise plus les gens sur une vision commune de la société et de la Nation mais par rapport à leurs intérêts de classe, classe supérieure ou classe populaire. Et le drame, c’est que, sur ce constat Jérôme Sainte-Marie a raison, nous avons d’une part un bloc élitaire porté par Emmanuel Macron et regroupant une partie de la haute administration, une partie de la haute finance, des retraités et des cadres et de l’autre un bloc dit populaire que porte en partie le Rassemblement National mais qui est très disloqué puisque le bloc populaire est beaucoup plus hétérogène sur le plan idéologique, sur le plan social, sur le plan territorial. Tandis que le bloc élitaire est plus homogène socialement et son vote est moins éparpillé. Par ailleurs le bloc populaire s’abstient bien davantage que le bloc dit élitaire. Cette configuration se fait donc au bénéfice d’Emmanuel Macron qui se garantit un socle d’environ 25 % renforcé par des alliances quant le RN isolé tourne autour de 25-30 % sans réussir à réunir l’ensemble du bloc populaire ( objectif qui me semble utopique) ni à pénétrer le bloc élitaire.

Le problème, c’est que les partis en question au lieu d’essayer de casser cette structuration par classes sociales de la vie politique l’ont alimentée. Certains ont joué la campagne contre la ville, la métropole contre la France périphérique, les bourgeois contre les pauvres. C’est ce que fait Emmanuel Macron en jouant le progressisme contre le populisme qui n’est que la traduction dans sa bouche de la fracture entre les élites et le peuple.

Nous sommes dans une phase antinomique qui donne l’impression que nous ne pouvons pas réconcilier les gagnants et les perdants de la mondialisation.

Je pense pourtant que ces blocs peuvent être remis en cause aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que je suis absolument convaincue qu’une partie des CSP+, des cadres supérieurs, une partie des retraités, une partie de la haute administration peuvent se retrouver dans un discours national et identitaire. Le combat identitaire va être à mon avis le grand levier de la recomposition politique de ces prochaines années. Sur la question économique, je pense que l’on peut tout à fait défendre une forme de libéralisme entrepreneurial dans un cadre national préservé des excès de la compétition internationale. C’est là où à mon avis il y a un point d’équilibre à trouver qui peut rassembler une partie des électeurs de droite ayant voté Macron avec ceux de la droite populaire. Moins d’Etat à l’intérieur des frontières, plus d’Etat à l’extérieur, c’est la vision qui peut réunir des droites divisées.

Une fracture peut-être plus difficile à dépasser est celle qui s’est installée entre la France du public et la France du privé. Car il n’y aura pas de redressement de la France sans que nous soyons capables de rendre nos entreprises plus compétitives. La réponse est à la fois macroéconomique et microéconomique. Comment baisser les charges qui pèsent sur les entreprises si nous continuons à entretenir voire à développer une bureaucratie, notamment une fonction territoriale obèse ? Comment continuer avec un Etat social qui par le poids qu’il a atteint (environ 700 milliards d’euros par an) est en train de rogner à la fois l’Etat régalien et l’Etat stratège en annihilant toutes nos marges de manœuvre budgétaires ?. Nous ne pourrons pas échapper à ces choix. Soit nous voulons un Etat nounou -avec toute l’administration qui va avec- et qui distribue des chèques à tout va, notamment aux populations issues de l’immigration et dans ce cas-là, il ne faudra pas se plaindre d’avoir moins de stratèges et moins d’Etat régalien. Soit on réduit l’Etat social notamment par les marges de manœuvre que nous pourrions regagner sur la question migratoire et de la fraude sociale. Et dans ce cas-là, nous nous donnons les moyens de reconstruire le régalien et l’Etat stratège. Mais il faut être lucide et ne pas faire de démagogie, cela veut dire remettre en cause une partie de l’administration publique et du périmètre du statut de la fonction publique. Si vous ne réduisez pas en partie les dépenses publiques vous ne pouvez pas espérer un peu libérer les énergies du privé.

La vraie fracture politique, celle autour de laquelle va finir par se réorganiser la vie politique française, c’est celle-ci. Nous devons définir un nouvel équilibre entre la France publique qui est évidemment nécessaire et la France privée, celle des forces vives de la Nation et de la création de richesses. Curieusement, c’est une tentation très française que de d’oublier que c’est le privé qui fait la création de richesse et qui permet de financer le public.

Est-ce que vous n’avez pas peur de vous tirer une balle dans chaque pied dans la réponse que vous venez de faire ? Vous employez le mot identitaire –et on sait qu’il y a en France des mots sont piégés, des mots qui font peur comme « libéralisme » ou « conservatisme » par exemple… Le mot identitaire, lui, appartient à la catégorie supérieure du « ultra piégé » notamment aux yeux de la partie de la droite macron-compatible que vous pensez récupérable. Quant à la vision économique de réforme de l’Etat que vous défendez, elle peut, elle, faire peur à un électorat en demande de protection qui est aussi celui des catégories populaires dont vous dites qu’elles ont vocation à être ramenées dans le champ de la politique. Politiquement est-il possible d’arriver à convaincre en maniant ces deux idées là ?

Je suis d’accord sur le constat que vous faites mais je ne vois pas non plus d’antinomie indépassable dans ce que j’ai dit. La demande de protection dont vous parlez est légitime. Elle passe aussi par les services publics et la qualité des services publics. Or aujourd’hui, la qualité et la présence de ces services publics sont remises en cause notamment par les largesses de l’Etat social vis-à-vis de l’immigration. Ce sont précisément ces largesses qui ont mis à l’os le service public comme elles ont mis à l’os les services régaliens qui assurent la protection des Français au quotidien. Comment s’étonner ensuite que l’Etat ne réponde plus aux attentes légitimes de la France périphérique ?. Quand il n’existe plus de service de transport bien réparti, efficace et, quand vous n’avez plus un service hospitalier assurant un maillage raisonnable territoire, vous n’attirez plus d’emplois dans un certain nombre de zones et vous augmentez donc les mouvements de population vers les métropoles tout comme vous augmentez la désespérance.

Il n’y a donc pas pour moi d’incohérence de ce point de vue-là. Je suis absolument convaincue qu’une grande partie de la réponse concernant les défaillances de l’Etat social se trouve sur la question migratoire. Je pense que notre Etat social, qui est un Etat providence extrêmement généreux est en train de mourir de l’ouverture totale des frontières et qu’une grande partie de la solution se trouve là-dedans. Je pense que beaucoup de Français sont conscients de cela.

L’ouverture totale des frontières, ce n’est pas la politique officielle et ça ne l’est plus depuis Valéry Giscard d’Estaing…

Oui enfin c’est quand même ce qui est en train de se passer de facto puisqu’aujourd’hui on n’a jamais eu autant d’entrées légales sur le territoire français, autant de largesses dans les visas et que nous sommes dépassés par l’immigration clandestine qui se fait notamment à travers le droit d’asile ou les mineurs isolés.. Les flux ne sont pas régulés et le seront d’autant moins que l’Union européenne est encore en train de mettre en place des dispositifs qui vont aggraver la situation, le tout sans remise en cause de l’espace Schengen malgré les errements de ces dernières années face aux migrants ou à la crise sanitaire..

C’est quelque chose qui peut être compris et entendu dans l’intérêt de tous. Sur la question identitaire, on peut toujours se questionner sur les mots, ils sont parfois piégeux vous avez raison. Il peut arriver qu’on se demande comment se débarrasser de qualificatifs invalidants qui nous sont accolés en effet. Mais je pense à l’arrivée qu’il ne faut pas avoir peur des qualificatifs. Au contraire, il faut s’en emparer et leur donner le contenu qui nous apparaît pertinent.

C’est un peu comme le mot « populisme ». Je ne l’utilise pas spontanément car je sais très bien ce que cela veut dire. Mais si l’on veut me qualifier de populiste, je n’ai pas de problème avec cela. Je vais vous dire ce que c’est que le populisme en fait, ce qu’est ma vision du populisme en tous cas. Pour moi le populisme, c’est le populisme du peuple face à l’élitisme des élites. Donc il n’est pas illégitime de vouloir être populiste. Le populisme, c’est aussi la défense de la démocratie, de la démocratie directe, des intérêts du peuple et donc de la Nation au détriment peut être en effet d’une petite néo-aristocratie qui défend ses pré-carrés. On peut aussi retourner le mot. Celui-là, comme les autres.

Mon contenu du mot identitaire, c’est de pouvoir garantir à la France une forme de continuité historique et culturelle. Je pense aujourd’hui que beaucoup de Français aspirent à ça. La continuité historique et culturelle m’apparaît être le droit le plus légitime que puisse avoir un peuple, quel qu’il soit d’ailleurs dans le monde. Pourquoi les Français devraient-ils en être privés quand on fait une priorité du droit à la continuité culturelle de toutes les minorités ?

Peut-être la partie piégée du mot identitaire se trouve-t-elle chez ceux qui ont tendance à assimiler cette continuité-là à quelque chose d’assez biologique, comme si les personnes d’origine étrangère ne pouvaient que difficilement s’intégrer à la Nation française ? L’idée du grand remplacement renvoie un peu à ça dans la manière dont elle est utilisée dans les milieux qualifiés –et qui le revendiquent- d’identitaires Est-ce aussi la vision que vous en auriez ? Ou est-ce que ce qui compte pour vous, c’est d’adhérer aux valeurs et à l’histoire de la France, à sa culture, à sa civilisation ?

Je pense que personne actuellement dans la vie politique française ne défend une approche ethnique ou raciale de la Nation. Ce n’est jamais quelque chose que j’ai vu ou lu. C’est quelque chose d’ultra embryonnaire.

Je suis issue d’une famille politique qui a défendu l’Algérie française, c’était bien la démonstration qu’on ne croyait pas que la Nation française s’arrêtait forcément à une vision ethnique de la France ! Je n’ai aucun problème à croire en l’assimilation sur le principe. Le problème c’est que je pense que la machine de l’assimilation est cassée. On n’arrive plus à assimiler. Pour s’assimiler, il faut déjà s’assimiler à quelque chose. Or quel est ce quelque chose aujourd’hui ?

Qu’exigeons-nous en termes d’assimilation puisque les gouvernements français eux-mêmes refusent d’avoir une approche civilisationnelle, de déterminer ce qu’est notre civilisation, de revendiquer ce qu’est notre histoire, de défendre une culture et des mœurs qui soient singuliers ? Le multiculturalisme auquel adhère peu ou prou Emmanuel Macron et une partie de sa majorité, c’est la négation de la singularité culturelle de la France et de la défense de cette singularité.

Si la France, c’est uniquement les valeurs de la République, je ne sais pas ce qu’est la France en fait. Les valeurs de la République sont relativement indéterminées. Tout le monde s’en empare et les montre comme une espèce de crucifix face aux vampires. S’il s’agit uniquement des Droits de l’homme, dans ce cas-là, ce ne sont pas des valeurs spécifiquement françaises. Toute l’Europe ou l’Europe de l’Ouest adhère alors aux valeurs de la République.

Outre le fait d’adhérer à quelque chose de défini, il faut aussi s’assimiler à quelqu’un. On s’assimile au peuple historique en le côtoyant. Le problème, c’est qu’aujourd’hui les populations qui arrivent et qui vivent sur le territoire ne fréquentent quasiment plus ce peuple historique puisqu’ une forme de communautarisme territorial s’est installée. Vous avez des quartiers entiers où les jeunes Français, qu’ils soient récemment arrivés ou de deuxième ou de troisième génération d’origine immigrée, ne fréquentent plus ni à l’école, ni dans leur travail ce fameux peuple historique. Ils ne peuvent donc s’assimiler à à quelqu’un puisque cette culture-là n’est plus dominante dans le quartier en question.

A partir de là, je pense que la machine d’assimilation est cassée et qu’elle l’est d’autant plus que même le modèle d’assimilation est remis en question puisque l’assimilation est considérée par un certain nombre de courants qui ont eu pignon sur rue, je pense au courant indigéniste, comme le résultat d’une prétention française à vouloir effacer la culture de ceux qui en ont une autre. L’universalisme français est désormais mis en accusation parce qu’il incarnerait la prétention française à vouloir imposer son modèle dans une forme de néo-colonialisme. Comme s’il s’agissait de signifierait nier les différences, les singularités culturelles des uns et des autres. Ce serait une forme de néo-esclavagisme si je puis dire. Je reprends une phrase d’Eric Zemmour qui m’apparaît résumer le problème : « on assimile des individus, on n’assimile pas des peuples entiers ». Quand on reconstitue des peuples entiers sur un autre territoire que le leur, on condamne le modèle de l’assimilation.

Il n’y a donc aucune contradiction à dire que je crois à l’assimilation tout en constatant la situation de blocage dans laquelle nous nous trouvons. On peut parfaitement être français d’origine étrangère. Simplement, le chemin est parfois plus ardu lorsque l’on vient de cultures éloignées. En revanche, on ne peut pas souhaiter l’assimilation sans en mettre les conditions en place.

Il m’apparaît y avoir une incohérence incroyable de la gauche vouloir faire venir des millions de musulmans sur le territoire français pour leur dire finalement une fois sur place, , par contre ne vous comportez pas en musulmans, par exemple dans l’incompréhension face aux caricatures de Charlie Hebdo. Cela n’existe pas.

N’est-il pas préférable de dire « ne vous ne vous comportez pas en islamistes » plutôt que « ne vous comportez pas en musulmans » ? Beaucoup de musulmans vivent très bien avec les caricatures et avec les libertés françaises, ils sont même souvent venus pour échapper à la chape de modèles archaïques.

Oui mais on voit bien que la question des caricatures est un point d’achoppement intéressant. Elle choque et ne fait pas uniquement réagir les islamistes. Mais bien une grande partie des musulmans. Cela pose une question au-delà du terrorisme, même dans la vision que l’on donne de la France.

La question de Charlie Hebdo pose une difficulté particulière. Il n’est pas question de céder aux islamistes. On défend Charlie Hebdo sur le principe. Il est évidemment hors de question de remettre en cause la liberté d’expression et du coup la liberté de caricatures. Il n’y a pas aucun débat là-dessus.

Et en même temps, pour reprendre un terme macroniste, on peut se questionner sur l’intérêt de transformer Charlie Hebdo en icône et en symbole même de ce qu’est la France. Charlie Hebdo c’est une vision qui n’est pas la mienne, anti-militariste, anti-nationale, anti-chrétienne…

Ce qui représente la France, c’est le fait de pouvoir dire ce que l’on veut sans risquer d’être décapité…

Oui mais ce n’est pas comme cela que s’est perçu. On est train de faire un étendard. L’étendard c’est de dire dans l’esprit ça finit par dire « France = laïcité= blasphème ». C’est comme cela que s’est perçu. Par ailleurs, il est vrai que rendre la laïcité française seule responsable de la réaction terroriste est un mensonge. Le terrorisme islamiste frappe le monde entier et notamment l’Afrique ou récemment l’Autriche qui pourtant n’ont pas notre approche de la laïcité.

Mais nous ne parviendrons pas à combattre l’islamisme seulement par la laïcité. La laïcité n’est qu’un principe organisateur de la société, pas un émetteur de sens.

Parviendrons-nous à le combattre par la loi contre le séparatisme, ou pour le « renforcement des principes républicains » ?

Ce qui est sûr c’est que la réponse n’est pas uniquement dans la laïcité ou la loi. C’est une partie de la solution mais pas que, loin de là.

La réponse pour moi, est civilisationnelle, culturelle et éducative. C’est la question du modèle qu’on offre en face. Face à l’attraction de l’islam radical pour les jeunes générations parce que l’islam radical donne une fierté, une identité, des codes… Est-ce que le modèle de la France républicaine, qui est un peu insaisissable et qui du coup est perçu comme un simple droit au blasphème décorrélé de toute transcendance ou de toute signification particulière, est-ce cela qui va être le contre-modèle pour arracher des jeunes musulmans en quête de sens à l’islamisme ? Je n’en suis pas convaincue.

Comment reconstruit-on du sens dans une société qui a dissous tout ce qui pouvait en créer que ce soit la Nation, la famille, la religion, même l’Education nationale ? Comment fait-on pour récréer du sens puisqu’on a bien vu – et c’est toute l’histoire du XXe siècle- que les modèles où ça venait de l’Etat ont plutôt eu tendance à produire des catastrophes ?

C’est extrêmement compliqué. C’est là où il faut se dire qu’il ne faut pas tout attendre de la politique au sens électoral et institutionnel. C’est un peu le travers de la droite d’ailleurs. La politique, elle, ne peut pas imposer des mœurs.

C’est d’ailleurs ce qu’a très bien compris la gauche. Le combat est d’abord culturel avant d’être un combat politique au sens électoral. C’est d’abord la société qui va écrire l’Histoire. C’est pour cela que la gauche s’est tout de suite emparée de tous les leviers de pensée, que ce soit la Culture, l’Education ou les médias car ses penseurs ont bien compris qu’à partir du moment où ils tenaient ça, ils influaient sur les mœurs et qu’ensuite cela se traduisait politiquement. La politique ne détermine pas la culture sauf dans les totalitarismes. Ce n’est pas par les décisions d’ordre législatif que l’on peut imposer des mœurs. C’est l’inverse. C’est la pression des mœurs et de ses leviers de pensée qui vont faire changer les choses.

D’où le CAP (le Centre d’analyse et de prospective) le think tank que vous lancez et l’ISSEP, l’école de sciences politiques que vous dirigez ?

Il faut faire comprendre que la politique ne se fait pas que par le haut et par les institutions. Elle se fait aussi par le bas, par un engagement citoyen, par exemple dans le cadre associatif ou éducatif. C’est pourquoi il est essentiel de se battre pour que l’Etat permette un maximum de libertés de ce point de vue là, qu’il ne se substitue pas à tous les autres acteurs de la société ; pour qu’il soit toujours possible d’organiser des petits îlots de résistance qui permettront demain de changer la donne. Je pense que cela passera par la société et par le privé.

Nicolas Hulot disait la semaine passée qu’il avait peur pour le combat du sauvetage de la planète qui était perdu. L’ironie, c’est qu’on voit d’une part que la gauche a l’impression d’être en train de perdre un certain nombre de batailles culturelles comme si la France se droitisait à vitesse grand V et d’autre part que la droite à l’inverse a la sensation d’être confrontée aux assauts permanents de la pensée indigéniste ou progressiste. Etes-vous êtes optimiste dans votre combat pour défendre votre vision du monde ou n’êtes-vous pas tentée parfois de penser dans une vision à la Hulot que tout est déjà perdu tant les déconstructions des fondements de notre société ou de notre identité nationale sont allées loin? Dans ces guerres idéologiques, le rapport de force est en faveur de qui ?

Il y a déjà quelque chose que je ne comprends pas, c’est cette espèce de démarche collapsologue, de considérer que la planète est morte. Pour moi, c’est le meilleur moyen de désinvestir les gens. Si on explique aux gens en permanence que de toute façon c’est fichu, que l’on va vers la catastrophe et que quoi que l’on fasse maintenant dans tous les cas c’est le drame, c’est évidemment le meilleur moyen de désinvestir.

Dans un autre registre, c’est un peu ce que peut en dire Eric Zemmour sur l’aspect civilisationnel.

Il y a évidemment des marges de manœuvre et de progression importantes. Je ne crois pas que tout soit écrit. L’histoire nous démontre que rien n’est jamais écrit, loin de là.

Personne n’est jamais vraiment objectif. Par exemple la droite commence à émerger dans les médias. C’est tellement insupportable à la gauche qui a eu l’habitude d’être hégémonique qu’elle a le sentiment que, ça y est, la droite a gagné tout ça parce qu’il y a quatre figures qui émergent.

Et à l’inverse, la droite s’emballe parfois un peu trop en imaginant que parce qu’elle commence à exister dans les médias, elle est déjà hégémonique. Je pense qu’il faut savoir raison garder.

Ce qui est sûr, c’est que tous les combats ne sont pas perdus. Le combat culturel contre l’indigénisme a été gagné par la droite en France. Avec Assa Traoré et l’affaire Adama Traoré, que des militants d’extrême gauche ont fait monter après l’affaire George Floyd, il y a eu trois semaines de lavage de cerveau à tous les niveaux et puis d’un coup, une résistance intellectuelle s’est mise en place.

La droite culturelle a réussi des prises de judo en montrant précisément que ceux qui étaient censés être les anti-racistes étaient devenus les nouveaux racistes, les nouveaux intolérants et les nouveaux discriminants. La droite est parvenue à imposer une inversion du propre jeu dialectique de cette gauche décoloniale. Même la gauche s’est divisée sur le sujet. La gauche républicaine a été obligée de prendre position face à cela pour se distinguer. Des figures historiques de SOS Racisme ont été obligées de dénoncer les enfants monstrueux qu’ils avaient eux-mêmes créés. Car l’indigénisme, le décolonialisme c’est l’enfant monstrueux de SOS Racisme.

En France, le combat a été gagné. Les indigénistes sont intellectuellement minoritaires et marginalisés. Ils sont condamnés par une grande partie de la droite et de la gauche et beaucoup se défendent désormais d’en faire partie alors que la tentation d’enfourcher ce cheval avait pu exister au printemps dernier.

Sur les violences policières, il y a aussi un combat et objectivement je ne pense pas que la gauche puisse le gagner. Dieu sait pourtant, qu’elle utilise des armes terribles. Regardez ce qui s’est passé avec les manifestations contre la loi Sécurité globale ou avec le camp de migrants de la place de la République : ce sont des activistes politiques ultra minoritaires qui ont volontairement provoqué des conflits ouverts avec la police pour qu’existent des images violentes afin de surfer sur l’émotion qu’elles ont suscité pour jeter l’opprobre et faire reculer le gouvernement. Mêmes les images de la police s’en prenant au producteur de musique Michel Zecler ont fini par susciter une résistance, pas parce que les gens n’étaient pas choqués par la scène mais parce qu’ils savent faire la différence entre un dérapage inacceptable (et qui doit être sanctionné) et le comportement de la police au quotidien. L’épisode du camp de migrants se serait passé il y a dix ans, le gouvernement et la société auraient beaucoup reculé. Là il y a une résistance extrêmement forte qui ne permet pas à cette dialectique de devenir dominante. Il y a un combat qui se fait. 

Certains combats sont plus avancés que d’autres. Clairement sur la question du genre, le combat est en passe d’être perdu. Dans la société, la vision portée par les études de genre est devenue quasiment hégémonique. Il n’y a plus de résistance dans le monde politique ni dans le monde intellectuel. C’est pourtant là que cela se joue d’abord. Le mot genre est utilisé par tout le monde maintenant. On ne se pose même plus la question de la pertinence et du bien fondé de ce terme.

Il y a encore dix ans, tout le monde pouvait s’accorder sur le fait qu’il y a deux sexes biologiques (homme, femme) et puis qu’il y a des sexualités (homosexuelle, hétérosexuelle, bisexuelle) et tout le monde pouvait s’accorder sur le fait qu’il existe dans la société des choses respectables mais marginales, minoritaires comme la transsexualité ou les personnes hermaphrodites. On fait de ces cas extrêmement particuliers quasiment des modèles et des classifications en tant que telles. Chacun peut maintenir définir son propre genre. Il y autant potentiellement de genres que d’êtres humains ce qui m’apparaît être une aberration totale. Du coup, on organise la société par rapport à des modèles extrêmement minoritaires sans même admettre parce qu’il est devenu politiquement incorrect de dire que l’hétérosexualité est quand même la sexualité la plus largement répandue pour une raison simple, c’est qu’elle est celle qui permet naturellement et biologiquement de se reproduire, ce qui est pas un scandale à priori. On en arrive à vouloir combattre l’ « hétéronormativité », idée selon laquelle la société se serait construite sur la base de l’hétérosexualité. Chose pourtant logique puisqu’il s’agit de la sexualité ultra majoritaire et de celle qui permet de perpétuer l’espèce. Tout cela qui aurait fait consensus il y a quelques années a été balayé. On ne dit plus sexe, on dit genre avec tout ce que cela implique derrière en termes de droits des minorités. Et comme nous sommes une société victimaire qui adore mettre en exergue les minorités et accorder des droits aux victimes, cela a une incidence très forte.

Il n’y a pourtant pas de raisons de désespérer.

Même lorsqu’on voit l’exemple incarné à son corps défendant par Mila avec une République qui n’est plus capable de protéger une élève en lui garantissant une scolarité normale quoi qu’elle soit ou dise ?

Là, nous payons 20 ans d’avancées des tentacules de l’islamisme à tous les niveaux. Faire une loi n’est pas agir. Dans la loi sur le séparatisme, il y a des avancées positives, sur le financement étranger des mosquées par exemple, des choses qui fixent dans la loi des jurisprudences utiles. Mais il y a aussi des choses contre-productives voire liberticides, je pense à la question de l’enseignement à la maison et à celle des écoles privées. Notre problème n’est pas que l’arsenal juridique ne soit pas présent, il est celui de leur application et du refus d’avoir voulu spécifiquement cibler les associations ou mosquées musulmanes à risques. C’est ça la réalité. Nous avons été tétanisés pour des raisons idéologiques. C’est désespérant mais ce n’est pas écrit. Il n’est pas trop tard pour agir.

Et quelle sera alors votre prochaine prise de judo ? Quel est le prochain combat gagnable à vos yeux ?

Je n’adhère pas au terme de « libanisation » de la société. J’entends souvent parler de « guerre civile », je n’y crois que moyennement. De toute façon, si demain il y devait y avoir une guerre civile, la France la gagnera. Pas les islamistes. Pour une raison simple, c’est que nous n’avons pas de frontière passoire avec des pays qui sont des poches islamistes et qui permettraient de venir nous déstabiliser massivement de l’extérieur par des frontières qui ne sont plus maîtrisées comme l’Irak par exemple.

Le Liban est devenu une juxtaposition de communautés totalement phagocytées par le contrôle de puissances étrangères, nous n’en sommes pas là.

Le deuxième combat sur lequel, je pense que nous pourrions emporter une victoire idéologique, c’est celui de la remise en cause du modèle économique de l’OMC, ce modèle de division internationale du travail et de la spécialisation que la crise sanitaire a bousculé. Nos élites ont cru que les secteurs d’avenir pour la France, ce seront le luxe, le tourisme, les jardins bio l’économie à très haute valeur ajoutée. Mais c’est oublier que même pour cette économie à très haute valeur ajoutée, nous sommes en passe de ne plus être si compétitifs que cela. Des pays que l’on regardait un peu avec mépris, notamment en Asie, font des ingénieurs et des médecins au moins aussi talentueux que les nôtres. Et ça ne risque pas de s’arranger quand on voit les récents résultats de nos élèves du primaire et collège en mathématiques, dernier en Europe dans le classement TIMMS…

Nous sommes largement bousculés de ce point de vue-là. C’est un modèle qui fonctionne quand tout va bien mais qui provoque des effondrements en période de crise parce que nos sociétés mondialisées ne sont plus du tout résilientes sur des secteurs qui sont pourtant censés être des secteurs stratégiques, sur le plan agricole, sanitaire, ou médicamenteux.

Il y a un combat intellectuel qui va s’amorcer et qui peut être intéressant. Cela implique de faire de la France non pas un jardin bio pour touristes chinois mais de nouveau une vraie puissance industrielle.

Puisque 2022 va arriver et qu’il y aura une élection présidentielle, espérons que les circonstances sanitaires ne nous en n’empêchent pas…, on a bien entendu que vous disiez que vous ne serez pas candidate et que vous ne faîtes plus de politique active mais quoi qu’il en soit, on vous demandera votre avis sur l’élection à ce moment-là et sur les différents candidats en présence. Qu’est-ce que vous en direz et est-ce que vous pensez qu’il sera possible de ne rien en dire ?

Dans la démarche que j’ai avec le centre de réflexions de l’école, c’est que je ne me mets pas au service d’un parti ni d’une personne. C’est pour cela que je veux garder mon autonomie. Quand les gens me posent la question sur le fait que je ne vais pas être candidate, je ne veux pas entrer dans l’exercice de dire je vais soutenir un tel ou un tel parce qu’à partir du moment ou évidemment je me mets à dire je vote pour un tel ou je soutiens un tel, je ne suis plus dans une démarche indépendante dans le cadre de l’école de sciences politiques et dans le cadre du centre de réflexions. Je ferai perdre toute indépendance de réflexion à ce que aujourd’hui j’essaie de porter. C’est mon objectif et c’est ma manière de travailler en plus. Je travaille avec des experts qui sont très divers. C’est pour cela que je m’interdis de rentrer à cet exercice-là.

Le cordon sanitaire pour le Centre d’analyse et de prospective (CAP) et l’ISSEP a-t-il été levé ?

Pour les cadres de l’école ou des personnes qui y participent ou dans le cadre du centre de réflexion, nous avons des gens dont on n’aurait pas imaginé qu’ils puissent s’associer à une image telle que la mienne si je puis dire il y a encore dix ans. C’est quand même la preuve que les choses évoluent. Si vous allez sur notre site Internet et que vous regardez notre corps enseignant, les gens même qui témoignent dans la plaquette de l’école… il y a indéniablement des gens qui n’auraient pas pu s’afficher il y a encore dix ans. Les gens ont bien compris qu’une école ce n’est pas un parti politique. C’est un projet pédagogique, on travaille sur des idées mais nous ne sommes pas dans une approche dogmatique ou partisane. C’est aussi plus facile de construire à partir de là, d’où le fait que je tiens à garder cette liberté et à ne pas être dans le jeu électoral. Je trouve que si l’on veut être efficace sur le plan des idées, on est plus efficace peut être même malheureusement en dehors des partis que dedans.

Pour 2022, n’y aura-t-il pas un moment auquel vous serez obligée de céder à la pression… ?

Je ne sais pas. Je ne me mets pas la pression. Je n’ai jamais cédé sous la pression. Une fois de plus, notre indépendance est la garantie du bon fonctionnement du CAP (Centre d’analyse et de prospective) et donc de sa plus-value dans le débat public.