Refonder l’université, cette invention européenne! – par Edouard Husson

Les universités européennes et occidentales sont en crise. Il y a une vingtaine d’années, le monde académique était encore triomphaliste et s’enorgueillissait de la société de la connaissance qui allait advenir par leur intermédiaire. Aujourd’hui, la crise est profonde. Elle a été déclenchée par trois facteurs facteurs: l’instrumentalisation politique et le wokisme dans les sciences sociales; la fraude dans les sciences de la vie et de la matière. La crise est d’abord morale. Elle nous oblige à revenir aux fondements historiques et philosophiques de l’université occidentale, tel que John Henry Newman les a identifiés il y a presque deux siècles. Il s’agit de repartir d’un bon pied. Car sans universités, il n’y aurait plus de civilisation possible.

John Henry Newman (1801-1890) -aumônier de St Mary à l’Université d’Oxford, il se convertit au catholicisme en 1845. Il fonde une université à Dublin en 1847. Fait cardinal par le pape Léon XIII en 1879. Il a été béatifié par saint Jean-Paul II et canonisé par le pape François en 2019. Son recueil de conférences « L’idée d’université » est l’un des écrits les plus fondamentaux de la pensée européenne sur les universités.

Le retournement a été brutal. Il y a une dizaine d’années encore, les universités européennes et occidentales rayonnaient d’un bel optimisme. On était dans le sillage de la « mondialisation heureuse ». La Chine n’avait-elle pas, en 2003, lancé le classement de Shanghai, qui démontrait la supériorité des universités américaines et européennes? L’Union Européenne s’enorgueillissait de la stratégie adoptée par les Etats-membres à Lisbonne en 2000 et se voyait en tête des économies de la connaissance à brève échéance.

C’est dans cette atmosphère que la présidence de Nicolas Sarkozy a permis de réaliser la plus grande réforme de l’université depuis la fin du XIXè siècle (et la refondation de la Sorbonne). Regardez le classement de Shanghai aujourd’hui. Vous y trouverez des universités françaises qui n’existaient pas il y a vingt ans: Paris-Saclay, au seizième rang mondial, s’affirme comme un des grands pôles scientifiques du monde; Paris-Sciences et Lettres, qui regroupe les meilleurs établissements de Paris autour de l’Ecole Normale Supérieure et de Paris-Dauphine, est à la quarantième place; juste après, on trouve une Sorbonne refondée, à la quarante-troisième place, issue de la fusion de Paris-Sorbonne et de Jussieu. Nous aurions toutes les raisons d’être fiers

Et pourtant, l’atmosphère de nos universités est plus morose qu’avant le grand mouvement de réforme. Que s’est-il passé?

La crise morale de l’université française et occidentale

Pour commencer à comprendre ce qui s’est passé, il est intéressant d’observer Sciences Po Paris. La prestigieuse école de la rue Saint-Guillaume s’enorgueillissait naguère des nombreux accords signés avec des universités américaines. Quelques milliers d’étudiants américains sont venus à Paris depuis vingt ans. Or ils ont amené avec eux une idéologie folle, le wokisme, le gauchisme individualiste poussé jusqu’à l’absurde. On a d’abord donné quelques cours; puis on a installé des enseignements plus pérennes, recruté des professeurs pour parler de « genre », d’ « identité ethnique victimisé », d' »impérialisme suprémaciste blanc », d' »islamophobie ». En moins de dix ans, on a vu un retournement complet. La fameuse « école libre des sciences politiques », comme elle s’appelait avec orgueil à sa fondation en 1873, est devenu un lieu où des professeurs ou bien des étudiants sont intimidés, des conférences boycottées et où les militants d’extrême gauche n'(ont qu’un sourcil à froncer pour effrayer la direction.

Les autres Instituts d’Etude Politique ne sont pas loin derrière Paris dans la décomposition idéologique. En réalité, ce sont toutes les facultés de sciences humaines et sociales qui ont été rattrapées par la patrouille idéologique. Les écoles de commerce aussi s’y sont mises.

Les sciences dures ne sont pas en reste, c’est devenu visible à l’occasion de la crise du COVID. Rendons-nous au désormais célèbre Institut hospitalo-universitaire (IHU) d’Aix-Marseille. Il est le produit de l’esprit de réforme des années 2000. Didier Raoult, immense chercheur et médecin, avait réussi à convaincre les pouvoirs publics de la nécessité de créer des instituts de recherche qui n’aient pas la rigidité bureaucratique des grands organismes type CNRS ou INSERM mais qui regroupe pourtant suffisamment de chercheurs pour pouvoir lutter avec les meilleurs laboratoires du monde. Avec les années, l’IHU d’Aix-Marseille s’est affirmé comme un des meilleurs instituts européens, capables de tenir son rang dans la recherche internationale.

Vint la crise du COVID. Didier Raoult et son équipe firent ce qu’ils savent faire mieux que d’autres: soigner un large échantillon de personnes, collecter des données nombreuses, trouver rapidement des thérapies efficaces. Las, en expliquant qu’un médicament existant pouvait être réutilisé de manière inattendue pour lutter contre un virus en train d’être découvert, les chercheurs de l’IHU Méditerranée ont heurté de puissants intérêts liés à la connivence entre les gouvernements et l’industrie. En quelques semaines, tout fut fait, avec la complicité des médias, pour tuer dans l’oeuf l’idée selon laquelle il existait, dans la lutte contre un virus nouveau, des solutions moins coûteuses et moins incertaines que le développement de nouvelles molécules et de nouveaux vaccins.

A cette occasion on découvrit que, non seulement, les gouvernements trouvaient normal d’instrumentaliser l’université (un thème déjà connu et bien traité par David H. Price dans son Weaponizing Anthropology, une analyse des manipulations de la CIA et du renseignement américain en général sur les campus américains, qui était née pendant la Guerre froide et qui s’est accélérée après le 11 septembre 2001) mais que des intérêts financiers puissants avent pénétré le monde des sciences de la vie et de la matière. Beaucoup de laboratoires sont devenus dépendants de financements privés complémentaires de leurs dotations publiques. Si vous ajoutez que nombreux sont, malheureusement, les chercheurs qui publient trop rapidement, pour exister, dans les grandes revues (« revues par les pairs ») et livrent des résultats d’expériences non répliquables. Le nombre de rétractations (on pourrait dire de dépublications) d’articles est en augmentation constante et accélérée; et il s’agit d’un phénomène déjà ancien, comme le montre le graphique suivant:

Les droits de la conscience à l’université: la question n’a jamais été aussi actuelle

Qu’il s’agisse de la malhonnêteté intellectuelle du wokisme, de manipulations politiques à tendances totalitaires par les Etats ou de corruption dans les processus de publication: nous sommes renvoyés à une profonde crise morale. Il y a une vingtaines d’années, quand on voulait expliquer l’esprit de la réforme des universités, on citait couramment, Wilhelm von Humboldt, ministre prussien du début du XIXè siècle, l’inventeur de « l’université de recherche » moderne: celle que les Allemands ont inaugurée au XIXè siècle et que les Américains ont transposée en Amérique du Nord pour développer leurs campus célèbres dans le monde entier.

Or ce modèle s’est révélée impuissant contre la triple subversion de l’espace académique par le radicalisme idéologique, la manipulation politique ou la corruption financière?

Pour ne prendre qu’un exemple, Peter Boghossian a ridiculisé tous les wokistes de l’univers en faisant accepter par des revues « de référence » des articles qui étaient des canulars: « Boghossian [et ses deux co-auteurs] Lindsay et Pluckrose ont rédigé 20 articles faisant la promotion d’idées délibérément absurdes ou d’actes moralement discutables et les ont soumis à diverses revues à comité de lecture. Bien qu’ils aient prévu que le projet se déroule jusqu’en janvier 2019, le trio a admis le canular en octobre 2018 après que des journalistes du Wall Street Journal ont révélé que « Helen Wilson », le pseudonyme utilisé pour leur article publié dans Gender, Place & Culture, n’existait pas. Au moment de la révélation, 4 de leurs 20 articles avaient été publiés ; 3 avaient été acceptés mais pas encore publiés ; 6 avaient été rejetés ; et 7 étaient encore en cours d’examen. Parmi les articles publiés figuraient des arguments selon lesquels les chiens participent à la culture du viol et les hommes pourraient réduire leur transphobie en se pénétrant analement avec des jouets sexuels, ainsi que le Mein Kampf d’Adolf Hitler réécrit en langage féministe. Le premier de ces articles avait obtenu une reconnaissance spéciale de la part de la revue qui l’avait publié« .

Depuis ce coup d’éclat, Boghossian se bat pour défendre la liberté d’expression et la dépolitisation de la recherche sur les campus universitaires, dès qu’il en a l’occasion. Avec d’autres universitaires, il a créé une nouvelle université, à Austin, au Texas, UATX, qui veut rétablir les anciennes libertés académiques, contre toutes les menaces: « Les universités qui se consacrent à la recherche sans entrave de la vérité sont la pierre angulaire d’une société démocratique libre et florissante. Pour que les universités puissent servir leur objectif, elles doivent être pleinement engagées dans la liberté de recherche, la liberté de conscience et le discours civil. Afin de maintenir ces principes, l’UATX sera résolument indépendante-financièrement, intellectuellement, et politiquement« .

Ce vers quoi Boghossian et ses collègues nous emmènent, c’est la nécessité de relire l’autre grand penseur de l’université au XIXè siècle, John Henry Newman, brillant sujet d’Oxford, converti au catholicisme en 1845, plus tard fait cardinal par Léon XIII. Dans L’idée d’université, Newman dresse une fresque saisissante des origines de l’université européenne et occidentale. Pour lui, science et conscience, morale et culture, enseignement et liberté constituent ensemble, par leur enchevêtrement, la texture des universités. Enlevez l’un de ces fils, dit Newman, et vous déferez toute la tapisserie.

C’est bien ce que nous avons sous les yeux quand nous voyons la crise de nos campus, en France, en Europe et dans l’ensemble du monde occidental.

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