La plus grande démocratie devant les électeurs
Le 1er juin 2024, l’Inde a achevé un long processus électoral commencé le 19 avril dernier. C’est presque un milliard d’électeurs qui était appelé aux urnes (968 millions) dans ce qui qui la plus grande démocratie du monde, pour désigner, au suffrage uninominal à un tour, 543 députés (deux de moins qu’en 2019. Deux sièges, réservés à la minorité anglo-indienne, ont été supprimés en 2020).
C’est la taille du pays, comme le nombre d’électeurs et la diversité des situations géographiques et sociales qui expliquent cet étalement du vote, en sept phase, sur 44 jours.
Ce scrutin opposait deux blocs principaux. D’une part la National Democratic Alliance (NDA), regroupant une quarantaine de partis, articulée autour du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti indien du Peuple) et de son leader, le premier ministre sortant Narendra Modi au pouvoir depuis 2014.
D’autre part, la coalition Indian National Developmental Inclusive Alliance (I.N.D.I.A), forte elle-aussi d’une quarantaine de partis, et menée par l’Indian National Congress (INC), le parti traditionnel de la famille Nehru-Gandhi.
Près de 600 autres partis (le chiffre est à l’échelle de l’élection), dont une dizaine seulement pouvait prétendre à décrocher un siège, se sont disputés le reste de l’électorat.
Victoire sans éclat de Narendra Modi
Si la victoire du parti sortant, le BJP, et de sa coalition, le NDA, n’a jamais réellement fait de doute, c’est sa jauge qui était attentivement scrutée. Le Premier ministre avait en effet annoncé qu’il visait les 370 sièges, soit les deux tiers, afin de procéder à une révision constitutionnelle, visant à sanctuariser constitutionnellement l’amendement sur la citoyenneté (« Citizenship (Amendment) Act, 2019 ») voté en 2019. L’objectif de cet amendement étant notamment de lutter contre la naturalisation des immigrés de confession musulmane.
Les premiers résultats font assez clairement apparaître que Modi et le BJP ont raté leur pari. La coalition du NDA, qui conserve cependant la majorité absolue avec 293 sièges, est en net recul par rapport à 2019 (-60 sièges). Et c’est le parti phare qui est le plus en baisse.
Une opposition revigorée mais hétéroclite
Dans le bloc électoral INDIA, ce sont l’INC et Samajwadi Party (SP, Parti socialiste) qui connaissent les deux plus grosses progressions avec respectivement 99 sièges (+47) et 37 sièges (+32). Il ne fait aucun doute que l’électorat musulman s’est en large partie porté sur ces deux formations politiques. Cependant, INDIA, qui totalise désormais 234 sièges, s’apparente bien plus à un cartel de mécontents qu’à une alternative politique cohérente. La coalition est en effet très hétéroclite, pour ne pas dire incohérente. Outre l’INC de centre gauche et le SP déjà mentionnés, on y trouve en effet des partis communistes, y compris dans leur version la plus dure, certains comme le Communist Party of India (Marxist–Leninist) Liberation (CPI(ML)L) ayant flirté avec l’insurrection naxalite-maoïste en cours dans certains territoires. Ce cartel comprend aussi un parti de l’extrême-droite hindouiste, le Shiv Sena (Uddhav Balasaheb Thackeray), et l’on peut raisonnablement se demander comment se passerait une cohabitation avec cet allié de circonstance qu’est l’Indian Union Muslim League…
La modification constitutionnelle en question
En dehors de l’électorat musulman, l’échec de Modi et du BJP s’explique aussi par les inquiétudes que le projet de constitutionnalisation du « Citizenship (Amendment) Act, 2019 » a fait naître dans d’autres tranches de la population. Certes Modi a déclaré à plusieurs reprises que l’amendement ne concernait évidemment pas les Hindouistes, majoritaires (80%), mais pas non plus les Bouddhistes, les Jaïns, les Sikhs ou les Chrétiens (une des plus vieilles communautés au monde, semble-t-il fondée par Saint Thomas). Mais l’idée d’une possibles extension de ce texte juridique à certains cultes minoritaires a incontestablement inquiété bon nombre d’électeurs, dont des Hindouistes modérés.
La consolidation des BRICS
Quoiqu’il en soit, bien que son résultat soit très en deçà de ses objectifs initiaux et que l’opposition sorte moralement et politiquement renforcée de ce scrutin, Narendra Modi a su consolider une majorité parlementaire autour du BJP et assumera encore, sauf accident, le rôle de Premier ministre de l’état le plus peuplé du monde pendant encore cinq ans.
Au-delà de la seule situation indienne, ce maintien au pouvoir de Modi est capital sur le plan international puisqu’il ancre l’Inde dans le dispositif économique des BRICS. En outre, ce statu quo garantit à la Russie en guerre la possibilité de contourner les sanctions internationales en permettant l’exportation des matières premières et l’importation de produits finis, via le territoire indien.
Sylvain Roussillon